[Entrevue] Hiro Kone
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C’est par un très heureux hasard que nous avons eu la chance de découvrir la formidable musicienne Nicky Mao l’été dernier. Son talent débordant a littéralement séduit la salle comble à laquelle elle faisait face. Ce moment magique a par la suite donné lieu à une recommandation de son album Love Is The Capital sur le site. Quelques mois plus tard, voici une généreuse entrevue qu’elle nous accorde en prévision de son passage le 15 décembre prochain à La Plante avec ses camarades de Wetware. Par respect pour les propos de l’artiste, nous mettrons la version anglaise en premier plan dans l’article, une traduction française se trouve au bas, merci de votre compréhension.
Pour acheter l’album, c’est ICI.
Tu as visité Montréal l’été dernier durant le Suoni Per Il Popolo. Personnellement, tu as été ma révélation de la soirée et probablement même du festival tout entier. As-tu apprécié la ville et le concert autant que moi?
Montréal a été un moment fort pour moi aussi. Quel incroyable mois de spectacles a été mis en place par le Suoni Per Il Popolo. Cette soirée en compagnie de Drew McDowall et Pharmakon a été très importante pour moi. Beaucoup de nouveau matériel sur lequel je travaillais a trouvé une base solide lors de ce concert et la réponse du public était très enthousiaste, cette réaction a su confirmer bien des choses. Je répète toujours aux gens que je fais de la musique parce que je n’arrive pas à m’imaginer faire autrement. Des spectacles comme celui-là nous rappellent que l’expérience peut aussi être partagée avec la foule et que ce transfert d’énergie permet de nous pousser à aller plus loin dans notre démarche artistique. Quand j’ai débuté la performance, mes mains tremblaient énormément, mais je suis parvenue à contrôler ma nervosité et, à la fin, je me sentais transportée dans quelque chose de plus grand que cette scène. Il y avait une telle décharge d’énergie, une électricité si vous voulez, qui résonnait dans la salle tout au long de la soirée.
Après avoir terminé, je ne pouvais pas vraiment parler, mais je suis quand même restée dans la foule pour la prestation de Margaret et j’ai pleuré. Sa performance a fait remonter une multitude d’émotions à la surface. Je suis très reconnaissante de l’invitation que Daniel Pelissier m’a faite, je pense que cette nuit a toujours des répercussions sur moi parce que les gens m’en parlent encore fréquemment. Malheureusement, je n’avais pas eu le temps de visiter Montréal cette fois-là, alors j’espère ne pas avoir à me dépêcher lorsque je reviendrai dans moins de deux semaines. Ce que j’ai expérimenté de la ville cette soirée-là était un accueil chaleureux et une ouverture d’esprit qui a su me rendre rapidement confortable. Je suis très impressionnée par la dévotion de la petite communauté qui se cache derrière le Suoni Per Il Popolo et aussi des personnes qui participent à leurs événements.
Tu reviens tout juste d’une ambitieuse tournée de 21 dates à travers l’Europe. Tu as même joué quelques concerts avec des artistes de renom comme Algiers et Puce Mary. J’aimerais vraiment savoir comment l’expérience s’est déroulée globalement et si c’était la première fois que tu réalisais une série de spectacles de cette envergure?
Jouer en Europe était incroyable. Ma gérante de tournée, Karolina Bartczak, introduite à moi par Daniel, est vraiment parvenue à mettre en place une série de spectacles formidables, en passant par des squats jusqu’à des grandes salles. Avec Algiers, je jouais dans des endroits d’une capacité de près de 300 personnes et certains soirs affichaient même complet. Durant cette période de la tournée, je partageais la route avec ce groupe et nous nous sommes vraiment bien entendus, c’est un aspect qui me manque beaucoup en tant qu’artiste solo quand je pars en tournée. Dans les plus petits lieux DIY, j’étais laissée à moi-même, alors j’ai eu de belles opportunités de rencontrer et de converser avec les dirigeants et promoteurs de ces salles marginales. C’était vraiment inspirant de s’asseoir, de partager un repas avec eux et de les écouter parler de la philosophie qui se dissimule derrière ce qu’ils font au quotidien.
J’ai déjà réalisé de plus longues tournées européennes auparavant, parfois durant plusieurs mois avec très peu de journées de répit entre les spectacles, mais ce n’était jamais survenu avec mon projet solo Hiro Kone. Après avoir lancé plusieurs albums et bâti une solide fondation à la maison, à New York, c’est très excitant de partir en tournée en fonction de mes propres termes. J’avais tellement d’adrénaline qui émanait du retour de ce voyage que j’ai remis en état mon studio le lendemain matin et j’ai débuté l’enregistrement de mon prochain album.
Voyager semble occuper une place très importante de ta vie, j’ai lu que tu avais à te déplacer fréquemment entre plusieurs pays quand tu étais plus jeune. Comment cela t’a-t-il affectée au niveau personnel et sur ta façon de concevoir de la musique aujourd’hui?
Le voyage est quelque chose de très naturel pour moi, un peu comme la musique. C’est une immense partie de qui je suis et si je ne le fais pas, je me sens stagnante et malheureuse. Lorsque j’étais enfant, je me baladais entre San Francisco et Hong Kong. À l’âge de cinq ans, je voyageais déjà seule à Hong Kong pour demeurer avec mes grands-parents pour la toute première fois. À sept ans, j’avais déjà visité le Japon et la Thaïlande. J’ai toujours ressenti que je vivais entre plusieurs mondes et je me sentais libre dans cette situation. Aussi étrange et solitaire que cela pouvait paraître, c’est une expérience que je suis très reconnaissante d’avoir vécue. Ça m’a permis de développer une vision plus holistique du monde. Je n’ai jamais perçu les États-Unis comme un pays d’exception et je dirais même que cela m’a permis d’avoir un esprit critique face à mon pays d’origine et son attitude par rapport aux autres nations.
Musicalement, ça m’a aussi beaucoup influencé, j’écoute de la musique de partout à travers le monde et je ressens un attachement particulier pour les structures musicales non occidentales. J’adore la musique soufie ou encore le flamenco, les styles qui ont tendance à aller vers un type de crescendo appelé le «duende» ou encore la transe. Souvent, ces influences musicales se retrouvent d’une manière quelconque dans mes compositions.
Plus tôt cette année tu as laissé paraître Love Is The Capital, un album complexe et puissant, sur l’excellente étiquette Geographic North. Malgré le fait qu’il soit principalement instrumental, il y a un message clair envers notre société derrière chacune des notes. Peux-tu nous expliquer exactement quel est le concept que dissimule ce fantastique album?
Je suis très concernée par la manière dont les êtres humains ont perdu l’habileté d’imaginer un monde en dehors de leur propre subjectivité. Il y a un grand débalancement entre l’individu et le collectif à cause du capital. Je voulais mettre cela en évidence pour les gens qui, comme moi, se sentent tristes et frustrés par cette situation, pour ceux qui n’ont pas le capital de combattre les corporations qui légifèrent nos corps et nos moyens de subsistance, pour ceux pour qui l’amour de leur prochain, pour qui la lutte afin de voir les gens comme un ensemble et non des étrangers, est l’essence même de leur combat. C’est ça le véritable capital des gens moins nantis. De cela, nous pouvons trouver la force de ne plus nous rabattre et de rester silencieux, mais plutôt d’avoir le courage de prendre de meilleures décisions et de briser les barrières qui nous retiennent prisonnier.
Tu as invité quelques ami·e·s, plus précisément Roxy Farman et Drew McDowall, à collaborer sur plusieurs morceaux de ton nouvel album. J’ai entendu dire que l’enregistrement de la voix de Roxy est survenu dans un contexte très particulier, je suis curieux d’en apprendre plus sur le sujet et de savoir si créer d’une manière inorthodoxe est quelque chose d’important pour toi?
Presque tout ce que je fais en relation avec la musique est probablement inorthodoxe puisque j’ai majoritairement appris à le faire par mes propres moyens. Cependant, j’ai eu une formation classique en violon, je l’ai rapidement rejetée à l’adolescence et ça m’a fait remettre en question mes méthodes de composition. Je suis très attirée par les dissonances et j’aime avoir un certain niveau d’inconfort. C’est pourquoi mes performances sont toujours un peu déséquilibrées et c’est la raison pour laquelle je déconstruis constamment mes morceaux sur scène.
Au moment où j’ai enregistré Love is the Capital, je partageais une maison dans le nord de l’état, tout près de la petite région de Palenville, avec des ami·e·s incluant, notamment, Drew. Nous avons alors acheté un système sonore et fait l’enregistrement de l’album The Ghost of Georges Bataille* dans une petite cabane qui avait une terrible infestation de souris. D’une quelconque manière, j’ai réussi à convaincre Roxy de Wetware de venir me rejoindre quand il a commencé à faire très froid. J’ai mis des couvertures sonores partout autour de la cabane et nous nous sommes réchauffées avec des petits appareils de chauffage. Ça n’avait pas vraiment fonctionné et je suis un peu surprise qu’elle se soit prêtée au jeu malgré tout. L’alternative aurait été de capter les voix du morceau Infinite Regress dans un studio à Brooklyn mais, honnêtement, je n’ai même pas considéré cette option, car je crois que ça aurait pu affecter l’originalité de la démarche et que le résultat final en aurait écopé. Cette expérience particulière se ressent aisément dans la composition, c’est un titre très délicat et confrontant.
* L’album sera disponible en début 2018 sur Bank Records NYC.
Nous aurons l’opportunité de te voir à nouveau à l’œuvre à Montréal le 15 décembre prochain lors d’une fabuleuse soirée. Tu partageras la scène avec Wetware, E-Saggila, Jaclyn Kendall et Lacedetail. Comme la scène musicale électronique est encore largement dominée par les hommes, je suis très content de voir que la majorité des artistes sur ce concert sont des femmes. L’égalité et la diversité est quelque chose d’important pour moi et j’aimerais savoir ce que tu penses de la situation actuelle, perçois-tu une quelconque amélioration dans l’industrie?
Il y a du progrès, mais un très long chemin reste à parcourir. J’ai très hâte au jour où ce ne sera pas quelque chose d’identifiable, tu comprends? Où, honnêtement, je n’aurai même pas à répondre à ce genre de question, je ne te dis pas cela sous forme d’un reproche au contraire, mais il y a tellement d’autres sujets sur lesquels j’aimerais m’attarder plutôt que de discuter de mon genre et de mon ethnicité. C’est très épuisant de vivre dans un monde où on te fait toujours sentir comme une étrangère.
Récemment, il y a eu cet incident avec ce riche jeune homme blanc qui faisait la promotion d’une soirée dansante à l’arrière d’un restaurant japonais quelconque dans le Chinatown à New York. Il a fait sans réfléchir une affiche promotionnelle complètement dépourvue de sens et de respect avec des objets clichés et aléatoires comme une marmite chinoise, du kimchi coréen et un dragon. Ce genre d’événement attire principalement les hipsters du centre-ville qui débarquent dans le quartier et le détruisent littéralement; ce n’était aucunement à propos de l’intégration comme le promoteur le suggérait. C’était vraiment idiot de sa part, alors j’ai ressenti le besoin de l’exprimer sur les réseaux sociaux parce c’est un exemple parfait de la situation et du manque de respect généralisé qui règne. C’est très éreintant d’avoir ces hommes blancs qui s’imposent constamment sur notre culture en pensant que c’est OK parce qu’un de leurs amis d’origine asiatique leurs a dit que c’était acceptable. Ce n’est pas parce que tu prends des vacances au Japon que tu es nécessairement un allié ou encore que tu comprends ce que c’est que de marcher toute ta vie en ayant des gens qui te balancent toutes sortes de noms, qui te fétichisent, qui te manquent de respect et qui te parlent d’une certaine manière. C’est sans mentionner que je n’ai pratiquement aucune représentation dans la culture populaire qui ne s’approche pas d’une caricature.
Dans notre petite communauté musicale, nous devrions tous nous supporter et non nous aliéner les uns les autres. Ça m’a rendu terriblement triste parce que l’un des organisateurs secondaires de l’événement était un bon ami à moi et sa réponse a été «Merci de nous le laisser savoir, nous allons faire attention la prochaine fois». Dans combien de temps cette fameuse «prochaine fois» surviendra-t-elle? Mes ancêtres et moi attendons depuis des centaines d’années que vous compreniez enfin. Évidemment, je ne pouvais pas acquiescer ce genre de réponse et je refuse donc de travailler avec des gens qui pensent de cette manière, même si cela peut sembler anodin pour certaines personnes. Je crois que nous sommes rendus à un point dans la communauté où nous devons choisir un côté et arrêter d’être si ambigu à propos de nos positions. Si j’avais été sur cet événement, je me serais immédiatement retirée, mais je n’ai pas le luxe d’être un mâle blanc et je n’ai aucun intérêt à jouer à ce jeu, que ce soit pour de la valorisation sociale ou pour du gain monétaire.
Tu habites Brooklyn depuis maintenant plusieurs années. La scène musicale là-bas est en pleine explosion. J’ai encore en mémoire l’incroyable performance de ton amie Ciarra Black lors de son passage ici en mars 2017. Pourrais-tu nous décrire un peu la vitalité de la scène new-yorkaise actuelle. Y a-t-il des projets que nous devons absolument écouter?
Ciarra est absolument phénoménale et elle est en train de renverser l’Europe en ce moment même. La scène de Brooklyn a certainement quelque chose de spécial. Les dernières années ont été incroyablement diversifiées. La musique qui émane de New York est tellement futuriste, par manque de meilleurs termes. Je ne sais pas comment la décrire réellement, mais il y a tellement de mélanges d’influences et d’ouverture d’esprit, c’est vraiment très excitant.
Wetware est sans aucun doute le meilleur projet de la ville et je suis une grande admiratrice de tout ce que fait Matt Morandi (Jahiliyyah Fields et Inhalants). Horoscope vient tout juste de lancer son nouvel album sur Ascetic House, il faut absolument regarder ses deux dernières parutions. Évidemment, la famille de Bank Records tout entière, Cienfuegos, Bookworms et Via App sont sur ma liste de favoris. Les performances que j’ai vraiment appréciées cette année sont celles de New Castrati et Chicklette et j’ai hâte de réentendre/revoir plus en profondeur ces artistes en 2018.
Pour conclure l’entrevue, je suis certain que nos lecteurs aimeraient savoir ce que la prestation du 15 décembre prochain leur réserve. Est-ce que ce sera bien différent de ce que nous avons eu la chance d’expérimenter l’été dernier?
Oh, je suis certaine que ce sera bien différent et j’ai vraiment hâte au concert. J’ai composé beaucoup depuis ma dernière visite à Montréal et j’ai expérimenté ce nouveau matériel dans plus d’une vingtaine de spectacles le mois dernier. Même si je joue les mêmes morceaux soir après soir, ce n’est jamais identique à cause de mon équipement modulaire et de la manière dont je gère la réaction du public. Si je me sens confortable, normalement, j’ai tendance à prendre mon temps et la prestation est plus dynamique et complexe. Si j’entends seulement les spectateurs parler, alors, c’est une tout autre histoire et je suis encore en train de trouver la meilleure approche pour apprivoiser ces salles plus difficiles. À Bordeaux, j’ai tout simplement arrêté ma performance et j’ai demandé à l’audience, qui était trop déchirée, de porter attention si elle voulait que je continue. C’était une façon drastique de remettre le compteur à zéro.
Merci pour ton temps, nous avons très hâte de t’accueillir à nouveau à Montréal!