[Entrevue] softcoresoft
Ce que vous allez lire ci-dessous est le fruit d’une collaboration entre une formidable DJ et productrice montréalaise et plusieurs membres de notre équipe de mélomanes électroniques toujours prêt·e·s à vous transmettre sa passion. Dans cette entrevue, vous allez faire la connaissance de Leticia Trandafir, aussi connue sous le nom de scène softcoresoft. Nous entrerons dans son univers et son intimité afin de mieux la connaître et apprécier ses créations musicales.
De sa nouvelle position en tant que directrice musicale chez Never Apart, en passant par ses nombreuses soirées montréalaises et ses tournées européennes, cette entrevue jette un nouveau regard sur cette étoile montante de la scène locale qu’il ne faut surtout pas lâcher des yeux, ne serait-ce que le temps d’un clignement. Bonne lecture!
Tout d’abord, débutons avec une question évidente! D’où provient le nom softcoresoft?
C’est une histoire assez aléatoire. J’avais un Tumblr à l’époque et je suis tombée par hasard sur un graphique que je trouvais trop drôle sur lequel était écrit «softcore photography». Le jeu de mots fonctionnait bien, j’ai alors donné ce nom à mon Tumblr personnel. Au fil du temps, l’appellation softcoresoft est arrivée inconsciemment et je l’ai utilisée pour mon compte Instagram. C’est donc resté pour ensuite devenir mon nom de scène!
Je suis très contente, car on m’a fait remarquer que le nom possède le même schéma que les machines mythiques de Roland (303, 808 et 909). Il est aussi intéressant d’un point de vue graphique, car le mot «soft» se répète et crée une jolie symétrie. D’ailleurs, je déteste quand les gens mettent un «s» majuscule, car ça détruit justement cet équilibre.
Pourrais-tu nous résumer brièvement ton parcours? Quels éléments ont su t’orienter en direction de l’univers de la musique électronique et du DJing?
J’ai commencé il y a environ quatre ans en faisant un peu de production avec Ableton. J’étais entourée de personnes qui faisaient de la musique et je fréquentais quelqu’un qui en vivait de manière professionnelle. C’était partout autour de moi et je commençais vraiment à aimer ce style musical. J’étais plus orientée vers le indie rock durant une période de ma vie, ensuite au secondaire c’était le reggaeton et ça a toujours changé et évolué après ça. J’avais la chance d’avoir des gens autour de moi qui pouvaient me montrer comment faire de la musique. Tout a commencé avec des loops sur les synthétiseurs qui étaient disponibles dans le logiciel, j’avais évidemment la version craquée!
Parallèlement, je me suis intéressée à la musique électronique. Je commençais à acheter des trucs de différents styles comme du house mélangé à la RnB et aussi de la Global Bass. Je réalisais souvent des playlists, les gens de mon entourage me demandaient pourquoi je n’essayais pas le DJing. Donc, j’ai commencé à y penser plus sérieusement et à me dire que je voulais faire ça. Peu de temps après, pour ma fête, mes ami·e·s m’ont acheté un controller Traktor deux channels. Ça m’a un peu forcée à commencer cette pratique et à réellement y investir mon énergie.
Peu de temps après, un ami m’a proposé de faire avec lui des soirées au restaurant le Nouveau Palais. À ce moment, leur DJ des vendredis soir avait décidé de cesser la collaboration. Comme c’est un petit bar avec une ambiance relax, je me suis dit que ça pouvait être amusant. J’ai accepté même si ça ne faisait pas longtemps que j’avais commencé avec Traktor, c’était une belle opportunité de jouer devant des gens, sans avoir trop de pression. Parfois les gens dansaient tout de même un peu, donc j’ai très rapidement compris ce qui fonctionnait mieux. Je le faisais chaque semaine, c’était le véritable début du DJing pour moi. Je réfléchissais davantage à ce que j’allais jouer, à mieux me préparer.
La toute première fois que j’ai véritablement joué un DJ set pour un dancefloor, c’était à travers le même ami dans une fête privée. Il y avait aussi Arock, Shaydakiss et plein d’autres artistes. J’ouvrais la soirée et tout allait super bien, il y avait beaucoup de monde, et soudainement la police est débarquée. J’étais la seule qui avait pu jouer… Malgré tout, l’événement est resté mémorable parce tout le monde est ensuite allé chez mon ami qui habitait à côté. Il devait y avoir 150 personnes dans l’appartement, il y avait une espèce d’énergie folle. À partir de ce moment, j’ai un peu laissé de côté la production et je me suis concentrée sur le volet DJ.
Durant le même été, Discwoman venait faire un événement à Montréal. À ce moment, elles étaient vraiment moins connues qu’elles le sont aujourd’hui. Leur mode d’opération était d’aller dans une ville et de voir quelles artistes, s’identifiant en tant que femme, étaient intéressantes afin de monter une soirée. C’était agréable de voir ce genre de fonctionnement prendre forme et d’y participer. Elles m’ont fait confiance en tant que débutante. J’ai participé à cette grosse soirée avec Volvox, Umfang, Heidi P et plusieurs autres. Ça a vraiment marqué un certain point important de mon cheminement. C’était intéressant de voir que je collaborais avec des artistes qui sont elles aussi en pleine croissance. Quand je regarde ça aujourd’hui, je me dis qu’elles sont rendues tellement loin, c’est incroyable de faire partie de ça et de voir que ça m’a aidée à percer. Une fois que ce collectif passe dans une ville, ça laisse une trace qui est très intéressante.
La rencontre de Frankie Teardrop et la découverte de ses soirées LIP a aussi été une révélation. Il y a un momentum vraiment intéressant autour de ce concept, c’était bien de rencontrer un groupe de personnes non-binaires ou trans qui voulait former un truc. C’était un partage de ressources et une façon de s’entraider et de donner une visibilité à cette scène. À partir de cette énergie-là, cette thématique de soirée est devenue vraiment incroyable et a beaucoup aidé au développement des artistes d’ici. Encore une fois, l’idée que quelqu’un me fasse confiance alors que j’étais encore débutante, ça m’a poussé à donner mon maximum. Ça résume un peu mes débuts en matière de DJing!
Et qu’en est-il de l’aspect composition et production musicale?
J’ai quand même parallèlement continué la production, mais je n’arrivais pas à finaliser quoi que ce soit sur Ableton. C’était juste des loops infinis qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. C’est un art de savoir peaufiner les arrangements et de terminer un morceau avec un logiciel. C’est pourquoi j’ai alors commencé à m’intéresser beaucoup plus au hardware. C’était simple parce que je travaillais chez LANDR, une compagnie de technologie musicale. Pour mon boulot, je devais m’intéresser aux différentes machines et instruments et rédiger des articles du genre «Les dix synthés les plus en vogue en 2018». En réalisant cette recherche-là tout en ayant beaucoup de musicien·ne·s dans mon cercle social, je pouvais emmagasiner beaucoup d’informations et essayer des synthétiseurs, des drums machines, etc.
Souvent l’embuche c’est que ça coûte très cher et que nous ne savons pas nécessairement quoi acheter. Petit à petit, j’ai commencé à m’équiper avec différents trucs et à faire des performances, même si c’était encore une fois très embryonnaire. C’est une façon de faire que j’ai adoptée, de jouer des sets encore en développement, et de les peaufiner avec chaque prestation. En gros, de ne pas être obsédée par la perfection. Bien sûr, je me prépare suffisamment pour que ce soit un produit intéressant à écouter, je ne veux pas faire souffrir les gens! J’aime toutefois laisser des éléments flottants et développer une certaine connexion avec le public, ce que je fais aussi avec le DJing d’une certaine manière.
Je n’ai pas passé des années dans mon sous-sol à me pratiquer avant de jouer devant un public. Cette façon de faire me procure simplement moins de stress par rapport à ce que les gens vont penser de moi. Je sais que je veux que ce soit bon, donc je vais me préparer assez, mais les gens vont me donner leurs avis avec leurs façons d’agir, leurs comportements ou ce qu’ils me diront après ma performance. C’est certain que parfois ça peut mener à des échecs, mais c’est généralement positif comme expérience. Les publics te voient évoluer devant eux au fil du temps.
J’ai vraiment laissé de côté complètement l’ordinateur quand je compose, mais je devrais m’y remettre pour apprivoiser certains éléments. J’aimerais arriver à mieux éditer ce que je produis, parce que je ne le fais pas du tout actuellement. Je fais seulement des jams et des enregistrements en direct. Tout ça, simplement avec une enregistreuse portative, un Zoom. Ce que j’ai sur ma page Soundcloud est entièrement conçu de cette manière. J’adore l’énergie, l’impulsivité d’une séance d’improvisation et de placer à mon rythme les éléments que je désire. Je compose les lignes de synthé et les motifs de percussion et après le reste est improvisé. Je ne suis pas du genre à m’asseoir pendant des heures pour éditer de façon vraiment chirurgicale. Pour moi ça doit venir d’une certaine spontanéité, de l’avoir fait en direct. Pas nécessairement pour une audience, mais d’avoir réellement joué le morceau, de ne pas avoir fait un copier-coller.
Tu collabores à l’organisation des soirées Lagom, qui sont déjà devenues des incontournables dans la communauté techno underground de Montréal. Dʼoù provient lʼidée dʼorganiser ces événements et quelle est la principale motivation derrière le concept?
Quand tu veux faire les choses d’une certaine manière, tu n’as pas vraiment le choix d’organiser tes propres soirées. De mon côté, j’ai eu la chance de jouer souvent ailleurs, je n’avais pas commencé en voulant monter mes propres soirées. Au fil du temps, j’ai eu la chance de rencontrer des gens comme Danji (anabasine) et Dominique (Jargoness) qui ont une vision très précise de la scène. Danji avait déjà fait quelques itérations de Lagom précédemment. Quand nous nous sommes rencontré·e·s, il y a vraiment eu une belle connexion et nous avons remarqué un manque à ce moment-là à Montréal. Il n’y avait pas de soirées où les DJs locaux occupaient majoritairement l’espace. Les promoteur·trice·s avaient souvent tendance à faire venir de gros noms en ajoutant un seul projet local et c’était toujours les mêmes personnes. Il y avait un manque d’opportunités pour les DJs d’ici. Ce qui est intéressant, c’est que maintenant la situation a vraiment évolué. Désormais, il y a beaucoup de soirées comportant uniquement des artistes vivant à Montréal.
Pour ma part, j’ai commencé à participer lors de la deuxième édition, en tant qu’artiste sans toutefois aider à l’organisation. J’avais quand même donné un coup de main pour emporter des choses, faire la porte, etc. Cette expérience m’avait donné un aperçu de l’organisation d’une soirée en tant que collaboratrice avec Danji et Dominique, la chimie a été très bonne.
L’édition suivante avait pris forme parce que Isabella m’avait contacté. À ce moment, les gens commençaient à m’approcher de plus en plus pour venir jouer à Montréal. J’ai tout de suite pensé que je pourrais faire quelque chose avec les membres de Lagom. Nous avons ensuite déduit que nous avions formé un collectif. Nous fonctionnons vraiment bien ensemble.
Par la suite, il y a eu l’édition août 2017 et après celle avec Heidi Sabertooth en mars 2018. L’idée que nous étions réellement un collectif s’est rapidement solidifiée. Nous voulons le faire seulement quand ça a du sens pour tout le monde qui est impliqué. Nous réfléchissons encore au véritable besoin, qu’est-ce que nous avons envie de dire et de faire avec ça, avec quel·le·s artistes nous avons envie de connecter.
Je pense que c’est toujours très situationnel, très contextuel. Par exemple, le Lagom d’août 2017 a très bien fonctionné, car il y avait des artistes qui étaient déjà en ville pour d’autres festivals. Nous avons alors mélangé des locaux avec ceux et celles qui venaient d’ailleurs, mais sans toutefois être des énormes noms. Des personnes au même niveau que nous, mais ailleurs dans le monde. D’une certaine manière, je pense que c’est maintenant devenu une façon de connecter avec des scènes similaires dans des villes relativement proches. Nous sommes en train de penser à Detroit ou à d’autres villes dans le genre où il y a des DJs intéressant·e·s qui sont au même moment dans leur carrière ou peut-être même un peu plus loin. Ça devient donc un très bel échange et ça permet de tisser des liens avec eux et elles. C’est une plateforme de connexions et de partages avec des personnes que nous aimons et avec lesquelles nous avons envie de rester en contact.
Tu n’as jamais caché ta méprise envers certains réseaux sociaux tels que Facebook. En tant que promotrice et musicienne, quelles solutions alternatives aimerais-tu voir se développer au sein de la communauté montréalaise, et au-delà, pour contourner les embûches que ces géants du web engendrent aux organisateur·trice·s d’événements?
C’est une grosse question et autant je déteste Facebook, ça reste quand même utile et plus facile parfois. C’est simple, car n’importe qui peut créer un événement en quelques minutes. Il va toujours y avoir un certain nombre de personnes qui vont le découvrir de cette façon-là, mais avec Lagom par exemple, nous ne sommes pas sur Facebook. Nous travaillons vraiment fort pour essayer de faire la promotion à travers le bouche-à-oreille, les réseaux humains et aussi à travers notre mailing list, qui est redevenu un outil très intéressant pour ce genre d’événements. Les gens semblent l’apprécier énormément et je pense qu’ils nous font plus confiance.
Je parlais justement avec des ami·e·s de notre manière d’utiliser Resident Advisor à Montréal. Ça pourrait être une alternative vraiment intéressante si c’était plus connu ici, mais les gens ne s’en servent pas de la même façon que dans d’autres villes comme Berlin ou New York. Que tu y vives ou que tu sois touriste, il suffit d’aller voir le site pour savoir ce qui se passe le soir. Même s’il y a énormément d’événements, il est facile de filtrer et de regarder les options et de savoir qui joue.
Le côté difficile de Facebook est qu’il nous pousse à payer, sinon c’est impossible d’inviter plus de cinquante personnes à la fois. Je ne comprends pas comment ça fonctionne, c’est trop confus et les gens sont saturés. Je pense que l’idée serait de revenir à un certain équilibre, de faire décroître le monopole des réseaux sociaux. C’est sûr que nous utilisons Instagram et ça reste les mêmes gens qui tiennent la compagnie, donc on ne va pas se mentir non plus, nous ne sommes pas complètement déconnecté·e·s avec Lagom non plus. Je pense que l’idée derrière ça, c’est de faire en sorte que les gens puissent quand même voir ce que nous faisons malgré le fouillis présent sur les réseaux sociaux. Afin que ce soit pris au sérieux et qu’il y ait de la confiance. Les gens vont porter une attention particulière parce qu’ils vont voir qu’il y a un effort qui a été fait.
Tu es depuis quelques mois la nouvelle directrice musicale de Never Apart. Nous tenons d’ailleurs à te féliciter pour cette belle réalisation! Pourrais-tu nous expliquer les éléments qui ont mené à cette nouvelle opportunité dans ta carrière?
C’est arrivé à un moment très opportun où je me demandais ce que j’allais faire. Je travaillais dans une startup de technologie musicale, LANDR. C’était bien, mais je voulais tout de même être plus rapprochée du domaine, pour que mon quotidien soit vraiment en lien avec la musique. C’est un coup de chance que le poste se soit libéré à ce moment-là. Quand j’ai reçu la réponse positive, j’y ai quand même réfléchi un peu. Lorsque tu es dans le même milieu toute ta vie, parfois ça devient difficile, mais l’opportunité était parfaite pour moi à ce moment précis.
Les gens avaient déjà commencé à m’approcher pour faire des spectacles à Montréal et j’avais un certain réseau à travers toutes les prestations que j’avais faites dans ma carrière. C’était une belle opportunité pour mettre mes idées et mes connexions de l’avant. À Montréal, nous n’avons pas 4000 clubs où l’on peut être promoteur·trice. C’était donc le moment idéal pour moi de commencer à connaître l’industrie d’une manière plus approfondie, de me faire de nouveaux contacts professionnels et de participer à un projet qui n’est pas simplement un produit que je vends. Ça me permet de travailler librement sur les soirées que j’organise et de faire la promotion d’événements que je réfléchis entièrement.
D’une certaine manière, c’est aussi un peu effrayant. Je ne peux plus soudainement me cacher derrière quelque chose, car les gens vont savoir que c’est moi. Les idées que j’amène et la programmation que je fais, il faut vraiment que ça reflète le message que j’ai envie d’envoyer et le genre de musique que j’ai envie de partager. C’était aussi une opportunité en or de concrétiser la vision que j’ai par rapport à la manière d’aborder la question des genres. Pour moi c’est simple, je veux le faire sans le crier haut et fort. Je tenais à offrir une programmation intéressante et diversifiée sans mettre les étiquettes «femmes!» «queers!» «personnes racisées!». Faire mes devoirs, programmer de manière diversifiée et pointue, faire mes recherches et laisser le public faire ce lien. Je tiens à normaliser cette question-là. Ça c’est mon style et je sais qu’il y a énormément de discussions encore à y avoir à ce propos. J’ai la chance de vraiment pouvoir choisir et d’être à la source de ce qui se fait pour une organisation munie d’une belle plateforme et que les gens connaissent bien à Montréal. Donc c’est parfait, car ça me permet de faire parallèlement ma propre musique et aussi de continuer à avoir ma vision personnelle de la scène.
Tu as eu la chance de jouer dans plusieurs pays au cours de ta carrière. Comment qualifierais-tu la scène électronique montréalaise en comparaison aux grandes villes européennes ou encore des capitales musicales comme New York?
C’est intéressant, car chaque ville est évidemment différente et c’est toujours plaisant de voir la variation des réactions des gens d’un endroit à l’autre. New York, par exemple, est une métropole extrêmement active. La communauté est très vaste, les échanges et les interactions avec le public et les autres artistes sont très présents. Tu sens que tu peux véritablement t’y amuser en tant qu’artiste, mais c’est aussi plus dur comme ville (c’est plus cher et compétitif). Il y a des endroits un peu plus traditionnels et d’autres où tu peux expérimenter beaucoup plus, essayer de nouvelles choses.
De manière générale, l’industrie de la musique électronique en Europe est plus grande, plus variée (des salles de différentes tailles, plus d’opportunités, courtes distances entre les villes pour les tournées, etc.). Les nouveautés circulent plus rapidement, la scène est plus grande, le public parfois plus pointu. Ce qui est formidable dans un sens, mais qui crée parallèlement des obstacles. C’est une foule plus difficile à satisfaire et à la fois parfois plus conservatrice. Le public va juger rapidement tes références et tes choix de playlists si ce que tu joues est nouveau, trop connu, etc. Aussi, les règles sont beaucoup plus strictes concernant les genres de musique électronique. Nos sets se doivent d’être relativement plus homogènes qu’en Amérique du Nord selon mon expérience. Si le rendu est trop éclectique, que le mélange des genres est trop lointain, ça peut rendre les gens confus (dans le milieu de la techno en tout cas). On le remarque rapidement, car ils ne danseront pas ou vont s’arrêter et reprendre constamment.
C’est tout le contraire à Montréal, même s’il y a évidemment des gens avec une excellente connaissance de la musique et des références pointues, ils sont quand même moins nombreux qu’en Europe. Ici, si l’énergie est bonne, si ce que tu joues est de qualité, que ce soit de la vieille ou de la nouvelle musique de n’importe quel style, les gens vont danser et ça va fonctionner. Je n’ai pas encore eu la chance d’aller à Chicago, Detroit, ou ailleurs en Amérique du Nord qu’à New York, donc Montréal est ma référence principale sur ce continent.
Personnellement, j’ai toujours été bien reçue partout où j’ai mis les pieds. Je me souviens qu’après un set assez hard techno que j’ai joué à Düsseldorf, où le public est plutôt habitué à de la house et de la techno mélodieuse typiquement Detroit ou à la Kompakt, j’avais eu deux remarques intéressantes venant du public. Je ne sais toujours pas trop ce que ça veut dire. La première venait d’une femme qui m’avait dit que «j’étais vraiment jeune pour jouer de la musique aussi hard!». La deuxième était un message que j’ai reçu dans les jours suivants où un homme m’avait écrit qu’il avait adoré mon set, mais que ma place n’était pas à Düsseldorf, mais plutôt à Berlin. Il m’avait dit que le public n’avait pas vraiment compris ce que j’avais fait ce soir-là.
As-tu également des préférences en terme de public devant lequel tu adores faire des performances? Pourrais-tu nous raconter quel est ton plus beau souvenir à ce niveau depuis le début de ta carrière?
Je retiens surtout quelques sets vraiment formidables où je jouais relativement tard, entre 5h00 et 7h00 du matin. Généralement, ce des heures intéressantes. Il reste peu de monde, mais tu sais que les gens qui sont encore là, tu peux les amener encore plus loin et qu’ils vont te suivre jusqu’au bout. Je peux, par exemple, me faire plaisir et jouer des morceaux moins techno, mais plus club, dancehall ou encore des morceaux déconstruits plus difficiles d’accès. Par exemple, lors de la troisième édition des soirées Lagom, j’ai joué un set de dance très hard et les gens ont adoré.
Ce que je retiens le plus et ce que j’aime par-dessus tout, c’est quand je joue un morceau un peu par hasard, que je n’avais pas encore utilisé lors d’un set ou que je n’avais pas écouté en entier, mais que la réaction du public est incroyable. Ça, c’est super agréable. Je retiens ensuite qu’il fonctionne très bien et que je peux le réutiliser quand je recherche une réaction particulière du public ou bien s’il commence un peu à s’endormir. Il y a certains morceaux que j’utilise comme des outils. Je conserve toujours mes playlists, comme ça, je peux retrouver facilement les pistes qui ont bien fonctionné.
Tu as participé à un concert qui se déroulait dans une église il y a quelques semaines à Sutton. Affectionnes-tu particulièrement les événements un peu atypiques de ce genre? Dans quels contextes et endroits aimes-tu le plus te produire?
Je n’ai pas souvent eu la chance de jouer dans des lieux comme ceux-là, mais j’ai tout simplement adoré mon expérience à Sutton pour le lancement de la maison de disques Liberation Through Hearing. Je ne m’étais pas vraiment préparée mentalement et musicalement pour ce set spécial. Je revenais tout juste de ma tournée européenne et ma valise était à peine vidée. Je ne m’attendais à rien de particulier, mais j’ai été soufflée par cette expérience.
J’ai eu un énorme plaisir à y participer! J’ai principalement joué mes playlists déjà bien rodées, mes gros classiques que j’avais utilisés en Europe dans les semaines précédentes. La réception du public fut excellente, ultra énergique. Les gens avaient envie de bouger à ce moment-là de la soirée. Quelqu’un dans la foule a même crié «On veut danser!» avant que je monte sur scène. Il y avait eu plusieurs heures d’excellentes prestations expérimentales avant moi, mais les gens commençaient à vouloir danser. Alors, mon DJ set tombait vraiment à point!
L’ambiance était excellente, cohésive. L’emplacement aidait beaucoup à cet aspect, car c’était idyllique avec l’église, le lac et la nature qui nous entourait. Il y avait une très bonne symbiose entre les spectateur·trice·s et les artistes. Ce fut une superbe expérience, j’ai sincèrement apprécié chaque instant. Ça m’a fait un grand bien de sortir de la ville, du même cercle de personnes, d’avoir de nouvelles conversations et d’éviter, pour une fois, de parler des problèmes que l’on retrouve à Montréal.
J’ai été très surprise, car je ne savais pas qu’il y avait une telle scène de musique électronique dans cette région du Québec. Le public était largement composé de locaux et une poignée de gens étaient venus de Montréal. Le propriétaire de l’endroit, Polygramme, où se déroulait le spectacle organise des événements presque tous les mois et un bon nombre de personnes des environs y assistent régulièrement. Ce festival fut une belle escapade et il y a un potentiel intéressant pour que ça devienne un genre de Sustain-Release québécois.
Justement, est-ce que ce nouvel attrait pour la nature amènera du changement dans ta façon de créer en tant qu’artiste?
C’est drôle parce que parfois, il y a des formulaires d’application pour des festivals qui demandent d’expliquer un concept derrière une performance et disons que la musique que je fais n’en a pas nécessairement. Je pars tout simplement d’une palette sonore et je construis avec ça, mais j’essaie quand même de penser à des concepts plus élaborés qui sont intéressants. Par exemple, je suis vraiment fascinée par les champignons et les réseaux micellaires. C’est une forme de vie exceptionnelle qui fonctionne d’une façon complètement captivante. Le fait que ce soit une chose organique qui se nourrit de la dévastation d’une autre chose, par exemple, une forêt en décomposition ou un paysage détruit par l’activité humaine. Là-dedans, il y aura de la vie qui se régénérera à travers les champignons qui seront les premiers à réapparaître.
La relation que j’ai avec les machines que j’utilise s’apparente un peu à ce phénomène. Je ne débute pas d’une idée préconçue, je vois qu’est-ce qui apparaît lors d’un jam avec un certain synthétiseur ou un drum machine. J’ai choisi méticuleusement les instruments que je possède afin qu’ils me permettent rapidement d’arriver à des loops intéressants. Comme je n’ai pas une formation musicale académique, je n’imagine pas les notes. C’est plutôt symbiotique comme approche, la création de ces loops pourrait ressembler à la cohabitation qui existe entre un arbre et un champignon. Je dis probablement des choses dont les scientifiques pourraient facilement se moquer, mais c’est une métaphore. Cette idée et cette présence-là m’intéressent et me procurent un certain enthousiasme, c’est un sentiment un peu enfantin. J’ai l’impression de découvrir quelque chose de merveilleux et d’inattendu. Cette admiration pour les champignons et pour la musique me permet de garder le sourire au quotidien!
Pour conclure, pourrais-tu nous donner quelques indices sur ce qui s’en vient de ton côté? Que nous prépares-tu musicalement et aussi avec Never Apart dans les prochains mois?
Côté softcoresoft, ce sera un été bien rempli, plusieurs performances seront bientôt annoncées. Piknic Électronik m’a invitée à jouer en août et à programmer le reste du lineup en tant que Never Apart. J’ai fait la sélection des artistes pour la scène Moog le dimanche 12 août. C’était l’occasion d’amener l’incroyable Hunter Lombard de New York, ce qu’elle fait est magnifique. Il y aura aussi Sainte-Nitouche qui va jouer avec nous.
Je vais également faire partie du festival MUTEK sur la scène extérieure au Virage campus MIL. Ce sera une prestation solo, contrairement à l’an passé lorsque j’ai participé en tant que Demora, mon projet avec Devon Hansen. Il y a d’ailleurs du nouveau qui s’en vient de ce côté-là, nous prévoyons sortir un EP prochainement. Je vais aussi sortir éventuellement mon premier EP sur Lobster Theremin. Normalement, il est prévu pour l’automne, sinon en début d’année prochaine. J’aimerai retourner jouer en Europe, ça devrait se matérialiser probablement vers la fin de l’année. Après la sortie ou parallèlement à la parution de mon album.
J’aimerais réenregistrer le matériel live que je travaille en ce moment. Cette fois-ci, je veux le faire en multitrack pour pouvoir le mixer un peu mieux. J’aimerais bien travailler avec d’autres gens, probablement Danji en tant qu’ingénieur sonore. Je désire raffiner cet aspect-là et en même temps ma pratique du DJing. Je ne tiens pas nécessairement à faire plus de concerts, mais à peaufiner certains aspects pour présenter des performances ou des albums dont je suis entièrement satisfaite et qui repoussent mes propres limites. Je n’ai pas envie de jouer chaque semaine, ce serait mon pire cauchemar! Je ne veux surtout pas en arriver à un point où je ne fais plus attention à ce que je présente. C’est important de garder une fréquence de performances qui est raisonnable et qui me permet d’offrir quelque chose de nouveau et de frais à chaque fois.
Au niveau de Never Apart, je me concentre simplement à bien terminer l’année en cours. En tant que programmatrice, je dois maintenant réfléchir environ six mois à l’avance. C’est obligatoire lorsqu’on organise des événements de manière régulière. Il faut jongler avec les disponibilités des artistes et toujours anticiper les coups à l’avance, parfois c’est un peu fou! Jusqu’à présent, j’en ai fait environ un par mois dans des espaces différents à chaque fois. J’ai tenté aussi de varier les artistes du côté du style de musique, du type de public, etc., tout en maintenant mon mandat de présenter une majorité de talent féminin et queer en tête d’affiche, sans le mentionner explicitement. J’ai hâte de travailler sur les concepts et idées de l’année prochaine après avoir bouclé ma première année et réfléchi à ce qui a fonctionné, et ce qui a moins bien marché. Et j’espère qu’entre temps on va voir fleurir de nouveaux espaces, de nouvelles salles et de la nouvelle énergie.
Merci pour ton temps!