[Entrevue] YlangYlang
L’idée de réaliser une entrevue avec YlangYlang mijote depuis près de deux ans au sein de l’équipe de MEFD. Peu importe les raisons qui nous ont poussés à retarder cette chaleureuse rencontre, nous n’avions plus aucune excuse puisque la musicienne montréalaise effectuera son premier lancement d’album en près de quatre ans dans le cadre du festival Lux Magna le 25 janvier prochain.
C’est lors d’une journée glaciale que nous avons pu nous réchauffer en buvant un thé en compagnie de Catherine et en profiter pour discuter longuement de son parcours, de sa musique et de la vie en général. En espérant que vous aurez autant de plaisir à lire cette entrevue exhaustive que nous en avons eu à l’écouter nous parler. Bonne lecture!
Comme nous avons la chance de réaliser l’entrevue dans ta demeure et que nous avons un aperçu de ton environnement de travail, j’étais curieux de savoir comment se déroulait une journée dans la vie de Catherine sur le plan créatif?
C’est tout nouveau pour moi d’avoir une pièce séparée où je peux faire de la musique. Avant, j’étais en colocation et je me retrouvais à faire de la musique dans ma chambre et ça créait une forme d’angoisse au niveau de ma productivité. Quand j’étais sur mon lit et que je voulais lire ou relaxer, mais que je voyais une tonne de fils et des pédales, ça me stressait beaucoup. Disons que j’aime bien me laisser traîner pour me donner envie de travailler.
J’ai pris ça un peu plus tranquille à ce niveau dans les derniers mois, mais habituellement je ressens si j’ai envie de faire de la musique aussitôt que je me réveille. Généralement, je commence par aller prendre une marche, ensuite je branche mes trucs et je m’installe, après je me fais du café et je bidouille. Je n’ai jamais d’idées préconçues en tête lorsque je commence une nouvelle chanson. J’improvise avec un setup que je décide spontanément et je vois si le résultat m’inspire et éventuellement je décide si je dois y mettre plus de temps et d’énergie. Il m’arrive souvent de laisser reposer et de repartir sur autre chose. J’emmagasine une tonne de chansons plus ou moins structurées et j’y reviens souvent des semaines plus tard. Je ne suis pas quelqu’un qui est capable de planifier ce que je vais faire à l’avance, mais une fois que j’ai une base que j’apprécie provenant d’un jam, là ça devient motivant et excitant. La majorité du temps, je n’ai aucune idée de la direction que je veux prendre et je crois que c’est l’élément qui fait ma force.
Il y a une dizaine d’années, tu sortais un premier EP. J’ai récemment vu sur les réseaux sociaux que tu ne t’imaginais pas faire encore de la musique une décennie plus tard. J’aimerais savoir quels sont les éléments qui font en sorte que tu es toujours active aujourd’hui?
Quand j’ai commencé à faire de la musique il y a une quinzaine d’années, ça m’a pris beaucoup de temps avant de m’y mettre sérieusement. C’était vers la fin de mon adolescence et j’étais complètement troublée parce que j’avais peur de faire quelque chose qui ne serait pas bon. Cette pensée m’a empêchée pendant plusieurs années préalablement de réellement me lancer dans la musique. Je me sentais complètement bloquée, stressée et j’en faisais même de l’anxiété. Ça me paraissait inatteignable, surtout quand je regardais mes ami·e·s qui étaient vraiment très bons.
Ça m’a pris beaucoup de temps avant de décoller et quand je me suis vraiment lancée, c’était vraiment à l’arrache! Je n’ai jamais étudié dans ce domaine, j’ai appris la majorité des choses par moi-même. J’avais quelques ami·e·s qui me montraient des techniques et ensuite je tentais de me débrouiller. Je le faisais simplement par passion et amour et j’ai décidé de ne pas me juger et d’y aller spontanément. J’ai constaté qu’il y a des artistes que j’aime qui fonctionnent aussi de cette manière, qu’il y a des gens qui sortent des albums imparfaits et c’est ce qui rend le résultat beau et intéressant. C’est pour cette raison que j’ai sorti beaucoup d’EPs de façon impulsive que je réalisais en une journée avec le visuel inclus.
Faire de la musique expérimentale à Montréal et organiser des concerts requiert beaucoup d’amour et de dévotion. C’est énormément de travail, il y a toujours plusieurs concerts en même temps et il n’y a pas vraiment d’argent. Il faut le faire pour la communauté, pour soi-même et pour nos ami·e·s. Il y a eu une période où je jouais environ sept spectacles en deux semaines avec différents projets. Tout ça était magnifique, car la musique est une passion pour moi, mais après plusieurs années, et rendue à un certain âge, je me suis effondrée. Il a fallu que j’arrête complètement d’organiser des événements et que je réduise la quantité de concerts que je donnais. J’ai dû regarder mes sources de motivation et me remettre en question. Ça ne me paraissait pas très sain, car je suis autre chose qu’une musicienne, j’ai une vie à l’extérieur. Je me questionnais à savoir si je servais à quelque chose quand je n’étais pas en train de créer. Ce que je fais a-il besoin d’être approuvé de l’extérieur? Bref, ce genre de questionnement m’a créé de bons troubles existentiels.
Maintenant, je réalise que je ne cherche plus à prouver quelque chose, je le fais simplement parce j’aime la musique. Toutefois, je dois faire attention, car je n’ai plus l’énergie pour en faire autant qu’auparavant. Je pense que j’y suis allée un peu trop intensément pendant une longue période. J’ai vu des gens autour de moi qui sont devenus populaires durant cette période et d’autres qui se sont calmés. De mon côté, je n’ai jamais fait quoi que ce soit pour avoir un hype, je ne suis pas comme ça, je m’en fous un peu. En même temps, le succès est quelque chose qui nous sécurise de l’extérieur et qui valide certaines choses, c’est plaisant d’avoir la reconnaissance de ses pairs. Je me sens bien, car je sais que j’ai une place dans la scène, je me sens respectée.
Durant toutes ces années, je l’ai fait parce que c’était important pour moi et que c’était ce qui me permettait de m’exprimer du mieux que je le pouvais. Parfois, je suis étonnée d’avoir fait cette quantité de travail et de continuer à le faire même si actuellement je ralentis beaucoup et que j’ai une approche différente face à ma créativité et à ma capacité à faire ou ne pas faire des choses. Je présume que c’est normal de s’adapter avec les années qui passent. Je suis toujours impressionnée de voir qu’à Montréal il y a des gens que j’écoutais quand j’étais adolescente qui font encore des concerts aujourd’hui. Il faut se respecter et continuer de partager notre amour pour la musique de façon respectueuse envers soi-même et ses besoins, c’est ça qui fait que l’on continue malgré toutes les épreuves.
Pourrais-tu nous raconter brièvement le cheminement qui a mené à la finalisation de ton album Interplay que tu lanceras très bientôt? Ça semble faire longtemps que tout cela mijote, car nous entendons des morceaux en spectacle depuis plus d’un an. Es-tu contente de finalement pouvoir le lancer dans l’univers?
Quand j’ai quitté Montréal pour aller vivre à Hamilton pendant un an, je croyais que j’allais faire beaucoup de musique. J’avais décidé que j’allais vivre selon mes propres termes et mettre du temps là-dessus. Finalement, je me suis rendu compte que je n’avais absolument rien à offrir au niveau musical durant cette période. J’étais épuisée et j’essayais de me retrouver, de faire du travail émotionnel. J’ai un peu forcé la chose et j’ai été capable de faire deux chansons en une année pour différentes compilations, ainsi qu’un album de musique ambiante pour le label russe ΠΑΝΘΕΟΝ.
Après, je suis partie faire une résidence en Islande et une petite tournée européenne. Honnêtement, je n’ai pas été très productive quand j’étais là-bas, l’énergie était trop intense, je faisais des rêves étranges et je me sentais troublée parce que je n’avais pas d’idées. J’essayais trop d’utiliser une recette qui avait fonctionné pour mon album précédent et ça m’énervait puisque le résultat n’était pas bon. Je forçais ma volonté de créer afin de sortir un nouvel album, mais ça ne venait d’absolument rien, je ne me sentais pas à la bonne place. Finalement, c’est lors de la tournée que j’ai rencontré un ami en Suède et puis nous avons jammé ensemble. J’ai pu utiliser une pédale d’effets que je m’étais achetée, elle était vraiment intense, de style reverb/delay très spatial. Durant le jam, il m’a laissé utiliser son Moog et c’est le seul bon truc que j’ai fait durant mon voyage et ce n’était même pas lors de la résidence.
En Islande, j’avais enregistré des sons de glace et de geysers, j’étais même restée près d’un lac glacé pendant plusieurs minutes pour entendre les bulles sous la surface de la couche de glace. Quand je suis revenue à Montréal, c’était un peu ma porte d’entrée. Au final j’ai enlevé les sons de glace parce que c’était vraiment trop agressant, mais cette composition est devenue la première pièce de l’album après huit ou neuf sessions. J’ai travaillé tellement longtemps sur Interplay, petit à petit, il y avait des choses qui émergeaient et je les laissais reposer le temps nécessaire. C’est l’album sur lequel j’ai pris le plus de risques. Habituellement, quand j’atteins une sorte de stabilité précaire et que le résultat me semble correct, j’ai tendance à ne plus vouloir y toucher. J’ai souvent l’impression que j’empile plein d’objets étranges les uns sur les autres, puis j’en enlève et je crois que ça va tomber, mais au final ça tient.
Pour cet album, j’ai fait un travail plus en profondeur. J’ai investi tellement de temps dans la structure des morceaux, pour rendre le tout plus intéressant et travaillé. J’ai de la difficulté avec la composition comme je n’arrive pas à planifier les choses à l’avance. Je commence toujours par superposer un million de couches et je fais un travail de sculpture pour enlever des éléments et rendre le résultat moins répétitif. J’ai l’habitude de forcer les choses et de vouloir aller vite, mais dans ce cas j’ai plutôt procédé de manière inverse. Je tenais véritablement à aller jusqu’au fond pour repenser ma façon de faire. Les paroles sont arrivées comme à l’habitude, je dois me forcer parce que les mots ne me viennent pas naturellement ou rapidement. L’album est prêt depuis environ un an, mais j’attendais le bon moment pour le lancer en quelque sorte.
Plusieurs musicien·ne·s ont participé à la conception de l’album et seront aussi présent·e·s lors du spectacle au Lux Magna. Est-ce la première fois que tu réalises une œuvre incluant autant de collaborations?
Après Life Without Structure, je m’étais dit que je voudrais avoir des musicien·ne·s qui m’accompagnent si je sortais un autre long album, faire un travail d’orchestration. C’est quelque chose que je n’avais jamais fait, car j’ai longtemps voulu faire tout par moi-même. Je ne sais pas si c’est à cause de mon ego ou de mon désir de contrôle, car je désirais vraiment faire tous mes samples par mes propres moyens, être autosuffisante. Je me suis rendu compte que je me coupais de beaucoup de possibilités en agissant de cette façon. C’est pour cette raison que j’ai éventuellement contacté des ami·e·s de Hamilton, mais aussi des gens de Montréal, pour les inclure dans ce projet.
À chaque fois, c’était dans des conditions assez intimistes. À Montréal, Audréanne Filion, Eddie Wagner, Adèle Levayer et Amir Amiri sont venus dans ma chambre pour enregistrer. Je n’ai pas du tout le set up nécessaire. Les micros étaient disposés sur des piles de livres, ou dans ma bibliothèque, entre mes plantes. Je découpais ensuite le matériel, que j’intégrais par la suite à mes compositions. Nous avons fait une autre session d’enregistrement à Hamilton à Fort Rose avec Aaron Hutchison, Connor Bennett et Ev Charlotte Joe et ça a vraiment donné un coup de main pour que l’album devienne plus homogène. Il y a une belle unité que je n’avais pas encore réussi à obtenir dans ce que je faisais avant.
Ce ne sera pas la première fois que je joue avec plusieurs musicien·ne·s. Avant mon projet solo, j’ai fait partie de groupes où nous pouvions être jusqu’à quinze à jouer. YlangYlang est devenu mon projet solo parce que j’avais vraiment envie de passer du temps seule à créer, j’avais besoin de dire quelque chose que je n’arrivais pas entourée de gens. Je voulais essayer la musique par moi-même au risque de me planter. Dans ce cas, j’allais échouer toute seule, avec mon plein pouvoir. C’est à cause de ces raisons que j’ai toujours été très protectrice de ce projet.
J’avais déjà recommencé à jouer avec des gens en faisant le YlangYlang Trio avec Amir et Eddie. Nous avions envie de faire un projet new age ensemble. L’idée m’était venue lorsque je m’étais fait voler mes instruments lors d’un séjour à Montréal (quand j’habitais à Hamilton). Je devais jouer plusieurs concerts dont un à la Casa, mais je n’avais plus rien, alors, j’ai emprunté de l’équipement à des ami·e·s. Je n’avais pas envie de jouer seule, alors nous avons créé le trio! Nous avons eu la chance de performer quelquefois de cette manière depuis ce temps. Lors du lancement, ce sera par contre la première fois que je joue ma propre musique avec autant de musicien·ne·s sur scène. J’ai demandé à tout le monde impliqué dans l’album s’ils voulaient m’accompagner. Nous n’avons jamais joué tous ensemble et ça risque d’être assez abstrait. La majorité des gens arrivent à Montréal la journée du concert, alors nous risquons de pratiquer une fois en après-midi et de voir comment ça se déroule pour la suite. Tout le monde est super talentueux et j’ai déjà joué avec chacun alors je ne suis pas inquiète. J’aime ce genre de situation.
Si nous parlions aussi des projets qui joueront en ouverture de soirée, est-ce que c’est toi qui as fait la sélection des artistes pour cet événement spécial?
Oui c’est moi! Avant, j’avais de la difficulté à organiser des événements pour moi, mon lancement par exemple. Je n’aime pas trop être le centre de l’attention en général, mais je l’avais fait pour Life Without Structure. C’était une soirée à Peut-être où j’avais invité huit projets. C’était vraiment intense, nous avons eu beaucoup de plaisir. Comme ça fait longtemps que l’album est terminé, je n’avais pas envie de le laisser partir sans faire un truc spécial. Je perçois les choses différemment maintenant et je tenais à créer une soirée dans laquelle les gens se sentent bien, que la musique soit cohérente.
C’est vraiment une question de communauté et de famille dans un certain sens et à Montréal, il y a une famille élargie pour ce genre musical. J’ai la chance que ma musique s’agence avec plusieurs styles, alors je connais des gens provenant de différentes scènes musicales et j’aime les rassembler. C’est pour cette raison que j’ai pensé à inviter Così e Così, Desert Bloom et DJ Ginga Ginza (Shota) qui mettra de la musique lors de la soirée. Così e Così est un collaborateur et ami, lui et moi sommes impliqués dans ce projet polymorphe qu’est NO EXIST. Nous lançons ensemble le vinyle (gravé par Jackson Darby) et Crash Symbols sort la cassette, alors c’était naturel de l’inviter. J’ai demandé à quelqu’un de mon travail qui vient d’emménager à Montréal et qui fait de la peinture et de la vidéo, Eden Veaudry, si elle voulait s’occuper du visuel pour mon lancement. Ce sera super de la découvrir sous cet angle.
D’ailleurs, tu as aussi un projet avec Vincent (Così e Così). Vous avez lancé un album 7″ en 2019 et je crois qu’il y a aussi quelque chose qui se trame dans un futur proche?
Je pense que ça fait deux ou trois ans que nous avons commencé à travailler ensemble sur cet album, mais sur une base assez irrégulière. Il y a un album qui devrait sortir éventuellement. Je trouve que les chansons que nous faisons sont excellentes et nous les avons déjà faites en concert. Je me sens vraiment bien quand je joue avec lui, Vincent a une présence scénique tellement forte, une intensité particulière, je n’ai qu’à me mettre en retrait et à faire des sons. Ce que je fais ressort de manière tellement plus percutante simplement à cause de son énergie, c’est vraiment satisfaisant. En prime, ça me permet de faire des gros beats, ce que je fais rarement avec ma propre musique ces derniers temps.
Est-ce pour toi une forme de libération de finalement lancer ton album après tout ce temps et de passer à une autre étape de ta carrière?
C’est vraiment libérateur, ce sont des chansons que j’ai jouées à maintes reprises en concert. J’ai toutefois gardé la forme finale secrète parce que le résultat est très différent sur l’album. C’est satisfaisant de pouvoir les sortir dans le monde et de clore ce chapitre même si en réalité je suis déjà en train de travailler sur autre chose depuis quelques mois. Je prends mon temps et je ne me mets aucune pression pour la suite des choses. J’ai réalisé qu’il n’y a personne qui me force à sortir du nouveau matériel, c’est à moi de savoir quand je serai prête. J’ai beaucoup moins de problèmes depuis que je me suis sortie de cette pression de performance. Je m’en fous si je dois travailler sur de la musique pendant quatre ans.
Ça fait juste un an que l’album est terminé, mais c’est quand même le délai le plus long que j’ai attendu pour qu’un de mes albums voie le jour. Comme j’ai fait plusieurs fois les chansons en concert, je m’imagine que les gens sont déjà tannés de les entendre. Je pense fréquemment que je devrais arrêter de faire des spectacles, mais je reçois tellement d’invitations intéressantes que je n’ai pas envie de refuser. Et puis j’adore performer dans le fond. J’improvisais beaucoup dans le passé et je pense recommencer à le faire davantage en 2020. C’est comme la bicyclette, ça ne s’oublie pas, mais on est rouillé et je suis actuellement au stade de m’y remettre doucement.
J’ai eu la chance de voir le concert que tu avais fait avec Les Yeux en 2018 au Lux Magna, c’était assez unique de réunir six personnalités de cette manière. Est-ce que c’est le genre de projet que tu aimerais faire pour reprendre l’improvisation?
Oui, bien sûr, j’aime beaucoup improviser avec les gens. Avec l’Ensemble Habitant par exemple, nous sommes parfois 25 sur scène, donc la pression est très basse, disons. J’adore le faire avec Matt Robidoux quand il vient en ville ou encore avec mon ami Stefan Christoff, avec notre projet l’Électrique brûlant. J’aime improviser avec des gens pour la première fois aussi. C’est vraiment comme un dialogue, il faut écouter, réagir, proposer et savoir le faire poliment. L’état de présence et d’ouverture que ça nécessite m’emballe.
L’improvisation, c’est même applicable dans la vie quotidienne dans le fond. Tout le monde jam dans un sens. Chaque matin, je me réveille et je n’ai aucune idée de ce que je vais faire pour me garder stimulée, intéressée, ouverte. Comment vivre dans un monde anxiogène, naviguer la précarité, les inégalités autour de soi, les nouvelles qui découragent, choquent, le sentiment d’impuissance en général, de friction entre ses propres valeurs utopiques et leur impossibilité à exister concrètement dans le système? Comment garder mon élasticité d’esprit ou encore me forcer à être réellement présente dans la vie? Parce qu’il faut avouer que c’est plutôt aliénant. C’est généralement beaucoup plus facile à atteindre, cet état d’esprit, quand on est en voyage, car tout est nouveau, inconnu, excitant.
Probablement que l’improvisation musicale (ou toute forme d’art) ça active certains neurones, ça brouille les circuits, ça crée des incidences nouvelles. Cela nous aide sans doute à être plus présents dans la vie en général et d’essayer de ne pas faire les choses sur le pilote automatique. Il faut tenter de changer des petits détails, de modifier notre routine et espérer développer une autre perspective sur la vie. J’essaye de me convaincre qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise musique. Si nous sommes présents et que nous nous écoutons et nous nous amusons, peu importe le résultat, c’est l’action de l’avoir fait qui est plus importante que le résultat.
Ça me rappelle le concert à la Sala Rossa où tu avais joué avec Matt Robidoux et qu’il avait utilisé un ballon en guise d’instrument, c’était magnifique et déstabilisant.
Est-ce que c’était avec Anne-Françoise Jacques aussi? Ah oui! C’était avec Anne-Françoise, c’est une de mes héros! Matt est une des personnes les plus playful que j’ai eu la chance de rencontrer. Depuis que je le connais, ça a étiré mon champ de possibilités sonores et aussi interpersonnelles. Côté improvisation, c’est quelqu’un d’infiniment créatif et drôle, il me fait beaucoup rire. Je l’envie parce qu’il a toujours les meilleures idées. D’ailleurs, il y a un vidéo incroyable de lui dans lequel il jam avec des morses. Il est sur le bord de l’eau et il joue de la guitare électrique avec un petit ampli. Il joue du noise et on entend le cri des morses qui répondent à ce qu’il fait. Nous avons déjà fait une tournée ensemble dans laquelle nous avons eu les aventures les plus farfelues. La vie que l’on mène et la musique que l’on fait s’entremêlent et se miroitent. Si notre vie est excitante et un peu hasardeuse, notre musique le sera probablement aussi.
Tu as mentionné plus tôt que tu avais arrêté complètement d’organiser des événements, qu’est-ce qui a mené à cette décision?
Je crois que j’ai fait un burnout. Quand j’avais une compagnie de disque, j’organisais beaucoup de concerts en plus d’en jouer énormément. Ensuite, j’étais derrière une soirée qui s’appelait Island Frequencies avec mon amie Paula, nous proposions des événements expérimentaux magnifiques absolument insolites et improbables souvent pour une faible assistance. Je m’occupais aussi des Noïsundaéè avec Ky Brooks, Joni Sadler et Alex Pelchat, pendant plus de deux ans. Au début, c’était à chaque deux semaines, mais vers la fin nous le faisions une fois par mois. J’ai arrêté de participer quand je suis partie à Hamilton.
J’ai quitté la ville parce que j’étais saturée. J’avais l’impression que ma vie était d’aller à mon travail alimentaire, et puis aller aux salles de spectacles pour organiser les choses, faire la porte, supplier les gens de sortir voir les concerts, me sentir mal quand il y a des groupes des États-Unis ou d’ailleurs qui voyagent jusqu’à Montréal et de ne pas pouvoir les payer décemment parce qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui viennent les voir. Je suis consciente que les gens ont leur vie et qu’ils ont autre chose à faire que d’aller voir des shows, ils ont d’autres priorités. Je ne le prends jamais mal si les gens ne viennent pas. Ça reste que je me sentais responsable parce que c’est moi qui organisais et que j’aurais aimé les rémunérer mieux, faire mieux pour eux. Même si ce n’était pas ma faute et que je faisais bien de mon mieux!
J’ai fini par m’écrouler, j’en avais assez, j’avais l’impression que je faisais toujours la même chose. Je voyais mes semaines et j’étais épuisée seulement en regardant ce que je devais faire. Quitter Montréal m’a fait du bien, je faisais des concerts à Hamilton aussi, mais beaucoup moins. Je crois qu’à un moment donné je me suis demandée, mais combien de fois encore est-ce que je vais jouer à la Casa? J’adore cette salle, c’est un de mes endroits préférés, mais à ce moment c’était trop et je ne voyais plus le but.
C’est important pour moi de faire des concerts, de communiquer, de démontrer que tu peux bien faire ce que tu veux dans la vie et que c’est correct dans tous les cas. Dédramatiser les choses. En jouer ne m’a jamais posé de véritables problèmes, j’aime ça, mais à plus petite dose. En organiser par contre, c’était devenu de trop. J’aimais tout le monde qui me contactait et je voulais le faire pour eux, mais c’était en pigeant dans mon énergie vitale. À un certain moment, il a fallu que j’arrête. Et de toute façon, il y a une nouvelle génération, des jeunes motivés et passionnés qui organisent de bons concerts. Ils vont faire quelque chose de différent de ce que ma génération faisait et c’est normal, c’est le cycle de la vie.
Merci pour ton temps!