[Recommandation] trajedesaliva – Ultratumba
La famille a toujours été un terrain d’exploration privilégié pour les artistes de tous bords. Ultratumba, passionnant album du duo espagnol trajedesaliva, s’inscrit dans cette perspective. Fait d’incessants va-et-vient entre douleur et quiétude, tension et apaisement, angoisse et nostalgie, c’est une œuvre hybride, ni tout à fait ambient ni vraiment pop. En perpétuelle métamorphose, elle accompagne les états d’âme de ses auteurs: unavena à l’écriture et au chant, Mon Ninguén à la composition et aux claviers.
On y entre en douceur, enrobé·e·s par la torpeur amniotique des synthétiseurs de l’instrumental inaugural. Todo era blanco, plongée dans la vie intra-utérine, développe, au fil de sa progression, l’arborescence des possibilités que contient une vie encore en gestation, vierge de tout traumatisme. Claviers ouatés, pulsation sourde qui rappelle le rythme cardiaque, mélodie intense, émotionnellement chargée: tout concourt à créer une sensation de bien-être nostalgique qui s’avèrera être le fil rouge d’Ultratumba: nostalgie de l’état foetal qui se retrouve sous la forme d’une parenthèse venant rompre la montée des percussions martiales d’A casa por las vías ou d’une simple respiration dans l’asphyxiant Mamá es un animal morado. Dès lors que la tension devient trop forte, insupportable, ce thème revient, comme un refuge pour l’âme. C’est cet endroit où l’on se sent bien, à l’abri de toute expérience traumatique. Les claviers vintage et les sonorités seventies des parties instrumentales (Mammillaria sempervivi) renforcent encore ce sentiment mélancolique qui émane de chaque titre et leur confère ce cachet particulier qu’ont les films d’auteur de cette décennie.
Car si l’adjectif « cinématographique » est souvent accolé aux productions grandioses qui évoquent les vastes espaces (et les bandes originales qui vont avec), il prend ici une dimension plus intime. On pense à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures autant pour les magnifiques visuels signés Emilie Lagarde que pour ce mélange d’atmosphère sylvestre, de connexion avec la nature et de spiritualité -de spiritisme ?- qui se dégage de certains titres (Queremos verte, Ultratumba). Reste souvent l’impression, à l’écoute de ces morceaux, qu’en dépit de la beauté des mélodies, quelque chose rôde, tapi dans l’ombre. Il y a du David Lynch dans Ultratumba, jusqu’aux déploiements harmoniques qui ne sont pas sans rappeler l’ambiguïté des compositions d’Angelo Badalementi.
C’est une oeuvre paradoxale, capable de moments d’une infinie douceur (on pense, évidemment au titre inaugural) et d’éruptions d’une violence inouïe (l’abrasif Familia Ferro et ses vagues de bruit blanc qui submergent les centres nerveux). La voix d’unavena apporte un contrepoint idéal aux machines sensibles de Mon Ninguén. Parlés, récités ou murmurés (Arenas calientes), ses textes amènent profondeur et gravité aux instrumentaux, explorant le transfert des traumatismes à travers les générations. Qu’elle ausculte les frustrations d’une femme (Mammillaria sempervivi) ou les sentiments complexes qu’inspirent le concept de maternité (Mamá es un animal morado), unavena tombe toujours juste dans son approche, maintenant la distance parfaite entre retenue et expressivité. Elle sait aussi se faire conteuse comme dans le bouleversant récit initiatique Queremos verte qui voit un père et son fils amorcer un dialogue avec cette femme, épouse et mère, absente, cachée, retranchée derrière le bouclier de sa tristesse. Tous deux l’appellent, l’implorent de les rejoindre pour une baignade dans la rivière: moment de grâce porté par les notes en lévitation de Mon Ninguén.
Ultratumba est un album d’une grande sensibilité, introspectif, qui cultive l’inconfort, comme le reflet d’une âme tourmentée, sans cesse en mouvement. La beauté y côtoie l’effroi sinon ne s’y mélange. C’est une œuvre exigeante qui nécessite qu’on y revienne plusieurs fois pour en saisir la profondeur. C’est un chemin, aussi, qui s’achève dans l’acceptation de soi, de sa propre vulnérabilité, sans rechercher ni rédemption ni conclusion.
→ À écouter si vous aimez: Angelo Badalamenti, David Lynch
→ Morceau favori: A casa por las vías
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Paru le 5 février 2021 sur áMARXE, Ferror Records et GH Records.