[Entrevue] Automatisme
Depuis plusieurs année, l’artiste québécois William Jourdain, mieux connu sous le pseudonyme d’Automatisme, fait tourner les têtes des amateurs de musique électronique d’ici et d’ailleurs. Dans cette entrevue, il a répondu généreusement à quelques questions dans lesquelles vous aurez l’occasion d’apprendre davantage de détails sur son fascinant cheminement culturel. Nous vous invitons à prendre quelques minutes pour découvrir l’étonnant quotidien d’un musicien qui aime passer d’incalculables heures à faire des expérimentations sonores.
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Étant originaire d’un milieu plutôt rural où la musique expérimentale n’a pas nécessairement la cote, comment expliques-tu ton cheminement vers un style si peu orthodoxe?
Saint-Hyacinthe est une ville entourée d’un environnement rural, mais la seule portion que je fréquente, qui est celle où j’habite, est son centre-ville qui contient plusieurs institutions culturelles. Les sites que je visite n’ont aucun lien avec le milieu rural, mais ils sont urbain et ils font partie d’une ville, d’une petite ville. Il s’agit de disquaires, de librairies et de galeries d’art où la découverte y est préconisée. La musique expérimentale va de soi pour une personne curieuse qui est dans cette situation et, ce, peu importe si elle vient d’une petite ou d’une grande ville. Un bon exemple est la scène de musique expérimentale finlandaise ayant émergée dans les années 1990 et qui contient des artistes comme Pan Sonic et Sasu Ripatti provenant tous de petites villes.
L’endroit public que je fréquente le plus est le disquaire où je travaille et, en général, ceux qui se rendent dans un disquaire en 2017 sont dotés d’une ouverture d’esprit et d’une sensibilité envers l’importance de l’art pour une société. Fréquences est un pilier dans mon cheminement vers la musique expérimentale. Étant un collectionneur de disques, je bonifie progressivement ma collection en m’approvisionnant chez plusieurs fournisseurs locaux et d’importation depuis plusieurs années. Mon but est d’assimiler le plus possible le passé pour être pertinent dans le présent. Ceci fait en sorte que je suis dans une quête continuelle de découverte d’étiquettes de disques pionnières en musique expérimentale. Également, il reste que je m’intéresse autant à la musique publiée aujourd’hui, mais je suis très difficile, je n’accepte pas la copie du passé et je préconise l’innovation par le mélange des genres ou par la recherche scientifique et acharnée pour développer un seul genre précis.
Également, une autre institution culturelle qui contribue à mon cheminement vers la musique expérimentale est la Librairie St-Germain à Saint-Hyacinthe où mon ami de longue date, Steve, tient boutique depuis 1994. Cet érudit a possédé plusieurs librairies à Montréal et à Saint-Hyacinthe. Ce qui m’intéresse particulièrement dans sa librairie sont les ouvrages neufs et usagés d’histoire de l’art et de philosophie. D’autant plus qu’il tient le catalogue des Presses du réel, une maison d’édition de référence en art, surtout dans tout ce qui est davantage expérimental. Il faut ajouter que les conversations qui se tiennent dans cet établissement sont enrichissantes et durent des heures, voire une journée entière.
La ville de Saint-Hyacinthe est à quarante-cinq minutes en voiture de Montréal. C’est facile de s’y rendre pour y fréquenter des institutions qui sont reliées à l’art. Dans mon cas, les cours en histoire de l’art à l’UQAM m’ont beaucoup influencé pour Automatisme. L’histoire de l’art à l’université met les étudiants dans un contexte où l’art est théorisé. Ceci fait en sorte qu’en tant qu’artiste, je préconise la recherche et la création plutôt que de faire des choix uniquement esthétiques. Je fuis l’art décoratif! Étant donné que je suis décalé de Montréal et juste assez proche pour y accéder facilement, je peux respecter mon côté solitaire tout en sollicitant ma curiosité. J’aime passer du temps à faire des promenades avec d’autres artistes, particulièrement avec l’artiste visuel Patrick Foisy et cueillir des sons et des images des lieux que nous croisons. Nous fréquentons autant Saint-Hyacinthe que Montréal pour nos cueillettes. Bref, ce qui résume mon quotidien est de trois à quatre jours par semaine en studio à expérimenter et le reste du temps je suis chez le disquaire.
Comme tu es toujours établi dans la région de Saint-Hyacinthe et que tu occupes une importante partie de ton temps au réputé disquaire Fréquences, pourrais-tu nous dire qu’est-ce que la vie dans un magasin de musique indépendante en 2017?
Je ne crois pas que la situation des disquaires indépendants soit uniforme en 2017. Il reste toujours que certains genres musicaux sont ancrés dans différents endroits dans le monde et que ceci influence les inventaires que tiennent les magasins. Par exemple, certains disquaires en France n’ont que de la musique techno en vinyle parce plusieurs bars autour font la promotion de ce genre. De plus en plus de disquaires vendent en ligne ce qui permet d’élargir le marché et l’inventaire. Notre but chez Fréquences est d’avoir ce que les gens cherchent tout en nous gâtant nous-mêmes en rentrant des items de genres pointus que nous pouvons faire découvrir à la clientèle en magasin ou que nous vendons en ligne ailleurs dans le monde.
Il en découle deux réactions opposées chez les clients et, ce, à proportion égale. Il s’agit de soit «Wow, vous avez tous les albums de tel groupe connu en stock» ou de «William, je ne connais aucun album qui est sur le mur de votre section de vinyles». Une partie importante de notre vie de disquaire est de répondre à notre volonté pédagogique en développant les connaissances de nos clients. Il en résulte que, certaines personnes qui venaient acheter un seul genre de musique, il y a quelques années, viennent maintenant dévorer nos sections de musique du monde, soul, funk, etc. Également, nous sommes conscients que nous n’avons pas la science infuse et nous sommes à l’écoute des gens, ce qui nous fait découvrir aussi.
Depuis ses tout débuts, Fréquences a mis l’emphase sur la musique québécoise en ayant les nouveautés et les classiques du catalogue. Il en résulte qu’une partie de la clientèle habituée vient régulièrement seulement pour cette section du magasin. De plus, il y a tellement de sorties de disques que nous ne pouvons pas tout avoir. Donc, nous offrons le service de commande spéciale et même à l’ère de l’instantanéité, nous avons développé une clientèle qui utilise ce service. La majeure partie de mon travail est la mise en ligne de disques vinyles d’occasion destinés à la vente. C’est ma partie préférée, car elle comble ma passion pour l’histoire et pour la recherche des différentes éditions des albums. Bref, un emploi de partage culturel et d’historien de la musique. On peut dire que nous sommes choyés.
Tu as performé lors de la plus récente édition du festival Agrirock. Est-ce important pour toi de jouer dans ta ville d’origine et quel genre d’accueil le public réserve-t-il à un artiste proposant de la musique comme celle que tu produis?
J’ai performé aux cinq éditions d’Agrirock depuis 2013. Oui, c’est important pour moi parce que les organisateurs sont des amis personnels et je sais qu’ils sont compétents et que leur vision est unique. À chacune des éditions, j’ai joué dans des sites qui se sont transformés temporairement en salle de concert pour procurer une expérience hors du commun et je prépare du matériel spécialement pour cette performance. Or, il faut assister à l’événement pour pouvoir entendre la seule fois où ce matériel est diffusé.
Au sujet du public, les mêmes habitués sont toujours au rendez-vous et il s’y greffe de plus en plus de gens à chaque année, car le festival grandit continuellement et attire de plus en plus de spectateurs d’un peu partout au Québec. L’accueil des festivaliers est respectueux et attentif, mais surtout ils sont curieux de découvrir une proposition sonore qui sort de ce que le festival offre.
Ta démarche musicale est particulière, notamment par l’utilisation de beaucoup de field recordings. Quelles sont les principales influences qui t’ont poussé à créer de cette manière?
Le caractère sonore du digital, par exemple le data et le bleep, est différent du paysage sonore naturel et urbain. L’une de mes théories est que la rencontre entre la matière sonore numérique (celle créée avec des instruments logiciels) et celle qui est concrète (les sons qui nous entourent) est une façon de créer une nouvelle matière sonore. L’une et l’autre ne sont pas exclusives, elles s’additionnent et engendrent une troisième matière. Avec mes créations, j’ai une volonté d’aller plus loin que la reproduction du paysage relié au numérique ou au concret. C’est pour cette raison que je capte des sons exclusivement avec mon corps en mouvement (par exemple; lors de balade à pied ou en transport en commun), que je choisis des non-lieux de la surmodernité et que le tempo est en constante variation.
Personnellement Pierre Schaeffer, Michael Asher, Marc Augé, Alvin Lucier, Bill Viola, Marshall McLuhan, les historiens Alexandre Galand et Carlotta Daro, les étiquettes de disques pionnières Mille Plateaux, Touch Records, Editions Mego, echospace [detroit], Type Records et Sub Rosa, tout comme les enregistrements de Sound Effects sont toutes des influences et des références pour le field recordings. Cela constitue la captation d’un paysage qui est sonore et il défait le primat du visuel en art. Dans le cadre de mes études en histoire de l’art, j’ai croisé à plusieurs reprises différentes théorisations de la notion de paysage que ce soit en art visuel, en création sonore ou en architecture. J’ai réalisé plusieurs travaux de session à ce sujet. Mon regard d’étudiant est toujours teinté de celui d’artiste.
Toutefois, pour les field recordings d’Automatisme, je me base sur les concepts étudiés en histoire de l’art et les transpose dans le médium du son. Tous les sujets suivants étudient des notions de l’espace qui sont transposables pour penser la notion de paysage sonore dans le cadre d’Automatisme. Quelques exemples sont mes études sur les tendances en architecture sonore depuis 1970 (particulièrement depuis la parution de l’ouvrage Le paysage sonore de Raymond Murray Schafer), la matérialité du glitch, la théorie de l’espace envers les individus, le Pavillon de l’Allemagne à l’Exposition internationale de Barcelone de Ludwig Mies Van Der Rohe, le groupe des Plasticiens québécois en art visuel, plusieurs monuments européens en architecture classique et le Traité des couleurs de Goethe.
À titre d’exemple, voici le discours d’artiste de mon album intitulé Transit à venir en 2018: «Le concept de l’album Transit est venu en faisant les parcours de captations d’environnements sonores pour l’album Momentform Accumulations publié chez Constellation Records en 2016. Automatisme continu de développer ses inclinaisons expérimentales dans la pratique du field recording et dans l’utilisation de synthétiseurs modulaires numériques. Il est sensible à la richesse esthétique et aux variations temporelles du son qui sont présentes lors de la captation sonore en mouvement en passant d’un lieu à un autre. Dans cet album, la temporalité de ses pièces est abstraite par une variation continue du tempo global et par l’utilisation de séquenceurs de probabilités. Les sonorités de Transit oscillent entre le dub, le glitch et le noise pouvant évoquer la musique de Vladislav Delay et de Pan Sonic. Les field recordings et les visuels sont tous issus de non-lieux comme des ponts, routes et passages souterrains à Saint-Hyacinthe. Aussi, ils proviennent de salles d’attentes à l’Université du Québec à Montréal et d’espaces des bureaux d’une galerie d’art contemporain réalisé pour le cours au Département de design intitulé FAM1201 – Espace et individu. Également, Jourdain à visité la région de la Côte-Nord du Québec en 2016 et a trouvé en forêt une immense sortie d’évacuation d’eau à proximité d’un barrage hydro-électrique à la Centrale de la Toulnustouc. Il en a profité pour y capter des sons et des images. Bref, comme l’écrit Marc Augé, la surmodernité est productrice d’espaces de passage et de transit qui diffèrent des lieux identitaires, relationnels et historiques (Marc Augé, 1992, p.100). Automatisme est un artiste exprimant des sites sonores et visuels qui se situent aux seuils dans l’architecture et le paysage de la surmodernité. En conséquence, Jourdain porte une écoute attentive sur l’espace dans lequel nous sommes continuellement en mouvement et où notre attention fait défaut par notre utilisation qui tend à quitter ces lieux. Enfin, cet artiste insiste sur l’importance de réactualiser et de dynamiser notre attention lors de chacun de nos trajets».
Difficile d’éviter le sujet puisque tu t’es retrouvé sur l’affiche du dernier festival Mutek Montréal. Comment as-tu vécu ton expérience en ouverture de la soirée Inter_Connect Berlin et qu’est-ce qui te relie particulièrement à cette capitale de la musique électronique?
Le festival Mutek m’encourage depuis longtemps et j’y ai participé en 2014 au Musée d’art contemporain de Montréal. C’est toujours un plaisir de jouer dans un festival d’art numérique consacré au sonore. La soirée Inter_Connect Berlin est inoubliable et est l’une de mes meilleures expériences live à ce jour. Le son était solidement réparti dans l’espace avec en plus une qualité excellente de la propagation de tout le spectre des fréquences audibles. Il faut mentionner que la performance visuelle de Myriam Boucher accompagnant mes pièces sonores était de la haute voltige! Un vidéo sera publié d’ici la fin 2017.
À mon avis, ce qui me relie à la capitale de la musique électronique qu’est Berlin est l’idée de faire une musique qui est autant divertissante qu’intellectuelle. Autrement dit, qui est autant dansante que théorique. Il faut dire aussi que la tête d’affiche Monolake est une influence majeure et que j’ai pratiquement toute sa discographie à la maison.
Ton album Momentform Accumulations a vu le jour en septembre 2016 sur l’une des plus prestigieuses étiquettes québécoises, Constellation Records. Comment la relation s’est-elle établie entre toi et cette maison de disques mythique?
À l’automne 2015, je leur ai envoyé un courriel avec la première version de la pièce Simultanéité 1. Ils m’ont répondu et nous avons programmé une rencontre pour le début de 2016. Nous nous sommes instantanément bien entendus et nous avons signé un contrat de disque lors de notre première rencontre. Parfois les choses sont simples.
Après avoir eu le privilège de collaborer avec Constellation, est-ce qu’il y a une autre étiquette pour laquelle tu rêverais de travailler pour la sortie d’un album futur?
Constellation est mon étiquette principale à laquelle je reste fidèle et je partage toujours en priorité mes nouvelles créations pour une publication éventuelle. En 2017, j’ai composé et enregistré beaucoup de matériel. Une infime partie a été auto publiée sur le web dans la première moitié de l’année, mais la forte majorité sera publiée par Constellation en 2018. Le tout sera annoncé en temps et lieu.
Il reste qu’il serait un honneur de publier un album avec l’étiquette de disque Raster-Noton qui est pionnière dans le glitch tout en restant pertinente et novatrice dans ses sorties actuelles. En souhaitant qu’un jour ils répondent à l’un de mes courriels haha! Sinon, plusieurs étiquettes de disque chez lesquelles j’aimerais sortir un album n’existent plus. Je me contente de collectionner leur catalogue en CD et en vinyles. Par exemple, Chain Reaction et Mille Plateaux.
L’aspect visuel occupe une partie importante de ton art, tu as également fait des études dans le domaine. Qu’est-ce qui te passionne dans cette fusion entre le son et l’image?
J’ai fait un baccalauréat en histoire de l’art et commencé une maîtrise. On y croise beaucoup plus que les arts visuels et on y apprend que la théorie des différents médiums se croise et se transpose, c’est ce qui me passionne. Par exemple, certains peintres abstraits de la première partie du XXe siècle ont compris qu’ils pouvaient faire éclater l’objet dans les images figuratives en utilisant la tache. Il est intéressant de faire le même procédé avec le son. On peut utiliser un son urbain enregistré et l’abstraire en le transformant en tache sonore.
L’aspect visuel d’Automatisme utilise les mêmes procédés que j’applique aux sons et je les présente par des pochettes d’albums ou par des projections en concert. Pour renforcir la correspondance et la transposition entre le sonore et l’image, tous les visuels d’Automatisme sont basés sur des photos ou des vidéos captés dans les lieux où je fais du field recordings. Bref, la juxtaposition des deux médiums encourage l’immersivité pour créer ce qu’on peut nommer un post-paysage.
Tu nous prépares une collaboration avec le musicien Erinome qui est prévue pour le début de l’année prochaine. Peux-tu nous glisser quelques mots sur cette prochaine parution qui s’annonce très intéressante?
Erinome est un artiste sonore en musique drone et également DJ. Au début du mois d’août 2017, il a remixé ma pièce Simultanéité 4 et l’a publiée sur le web. Ayant été tagué sur Facebook pour ce remix, j’ai ajouté son profil personnel dans ma liste d’ami. Depuis ce temps, nous discutons presque tous les jours. De cette chimie instantanée est venue spontanément l’idée de collaborer pour faire de la musique ensemble. Étant donné que je suis à Saint-Hyacinthe et lui à Omaha dans l’état du Nebraska aux États-Unis, il s’agit d’une collaboration virtuelle, mais combien sentie. Nous travaillons là-dessus depuis la première semaine du mois de novembre et comptons publier un album pour le début de 2018 sur l’étiquette Neologist Productions. L’album se crée à une grande vitesse!
Pour conclure, je suis curieux de savoir quels genres musicaux consommes-tu dans ta vie personnelle hors d’Automatisme? Quels artistes bercent ton quotidien?
J’écoute trop d’albums dans une semaine à cause du fait que je travaille dans un disquaire, donc voici ce que j’ai acheté comme albums dans la dernière semaine: Françoise Hardy – Françoise Hardy (1969), Cosmic Jockers – Galactic Supermarket, Dr. Hajime Murooka’s – Lullaby From The Womb et Shark Vegas – You Hurt Me.
Merci pour ton temps!
- Révision du texte par Geneviève.