[Scène locale] Chabanel – Brûle
De Lytton à Iakoutsk, le monde brûle. Mais c’est à une autre flamme que se chauffe le nouvel EP de Chabanel qui revient, après trois ans de silence, avec six titres aussi intenses que passionnants.
Brûle… Étrange titre pour un album qui a la beauté glacée d’un aéroport déserté par la nuit. Mixés dans les aigus à coups de synthétiseurs polaires et de rythmiques froides, les morceaux proposés par le duo montréalais s’aventurent en territoire cold expérimental avec le goût de l’exploration qu’on leur connaît. Pour moitié instrumentale, cette nouvelle livraison offre des ambiances contemplatives de haute volée: les fractales menaçantes d’Exaction régulière – oubli ordinaire évoquent les rotors d’une patrouille de drones au-dessus d’une cité dystopique, Le luxe d’une vie sans compromis louvoie dans une atmosphère de science-fiction dépressive avant de basculer dans le chaos des « pics des démolisseurs s’affairant à éventrer le Sud-Ouest montréalais » (pour reprendre les notes de pochettes). Dès que le beat se tait, les claviers ambient se déploient en harmonies hivernales (Vrai camouflage, la première partie de Potentiel persuasif).
Lorsque Chabanel hausse le ton, c’est un déchaînement de métal distordu qui s’abat sur les tympans des auditeurs et auditrices. On l’a évoqué, la deuxième partie du Luxe d’une vie sans compromis s’achève dans les dissonances industrielles: pylônes qui se tordent, vitres qui éclatent. Sur l’effroyable St-Ann (nom qui résonne étrangement aux familier·ère·s de l’institution parisienne du même nom), les machines hurlent, les beats explosent comme des bâtons de dynamite placés dans les fondations d’un immeuble vétuste. Jordan Torres-Bussière titube sur ses lignes vocales, hoquette tel un Iggy Pop indus sous une pluie de bombe tandis que les machines gémissent comme un ordinateur psychotique au bord de l’implosion. Ainsi s’achève cet EP: dans la furie d’une véritable apocalypse noise éclairant d’une façon singulière les notes de pochettes sus-citées. Éprouvant et perturbant, Brûle a le charme étrange d’une friche industrielle abandonnée.
D’où vient alors ce titre en forme d’injonction adressé à l’auditoire? C’est que le feu de la révolte couve dans cet album. Manifeste engagé, Brûle fustige le capitalisme vorace qui défigure les espaces urbains, engendre des villes cannibales embarquées dans un processus d’auto-dévoration. À cet égard, le titre du morceau Exaction régulière – oubli ordinaire résonne avec les mots des notes de l’album: cette « expropriation du territoire » est celle que subissent les habitant·e·s des logements locatifs au profit de consortiums immobiliers sans scrupules. Si Chabanel pointe du doigt le processus de gentrification qui s’empare de Montréal, l’universalité du propos peut tout à fait s’appliquer à n’importe quelle métropole du globe. Sur le mélancolique Vrai camouflage, c’est aux modèles masculins que s’en prend le duo (« j’aurai voulu ne rien apprendre de vous » scandée comme un mantra). Luttes des classes, luttes des identités, Brûle embras(s)e l’actualité de front.
Le tableau est sombre. Mais comme une braise vacillante peut être ravivée jusqu’à l’état de brasier, on jurerait qu’un espoir demeure. Le morceau éponyme peut évidemment s’entendre comme un appel à l’éradication de l’ancien monde, une injonction à faire table rase du passé. Il peut également s’appréhender comme une exhortation à vivre intensément chaque instant. Cette harangue, « brûle encore, brûle toujours », sonne comme une incitation à garder vivace la flamme qui nous anime, ce feu intérieur qui alimente nos révoltes, nos indignations, mais aussi -surtout?- nos passions, notre envie de vivre envers et contre tout, malgré l’état du monde, malgré l’angoisse du lendemain et les horizons obstrués. C’est peut-être précisément lorsque tout s’effondre autour de nous et que nos certitudes vacillent qu’il est d’autant plus important de préserver cette lueur, fragile, chancelante, mais ô combien précieuse.
→ Morceau favori: Vrai camouflage
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Paru le 18 juin 2021.