[Entrevue] Rögne
Première question, peut-être la plus banale, mais qui, me semble-t-il, a son importance. Qu’est-ce qui se cache derrière l’entité Rögne? (qui est-ce? d’où vient ce nom? pourquoi le tréma?)
Rögne n’est pas vraiment quelque chose de défini pour le moment. Dans le cadre de Yet Another Dream c’était un projet solo avec pas mal de collaborations extérieures mais c’est pas exclu que dans le futur ça devienne quelque chose plus proche d’un groupe. J’ai une vision que je cherche à illustrer avec tout ça, et ça me plait de me dire que j’ai le temps de trouver des gens avec qui je veux confronter ma créativité, et aussi de trouver comment je veux le faire. Puis j’aime bien garder une part de mystère. ça ne m’intéresse pas de me mettre en avant en tant que personne. Genre moi-même je ne suis pas vraiment sûr de ce qu’est tout ça et là où ça va. Et je trouve ça plus amusant comme ça!
Le nom en lui-même est venu totalement par hasard. Pour l’anecdote, je créais un compte Soundcloud pour partager des morceaux et je cherchais un pseudo. J’étais un peu de mauvaise humeur et “Jean Rogne” (gros jeux de mots!) est venu comme ça. J’ai rajouté le tréma pour donner du cachet. Puis après mon ami Andy (Razafi) a commencé à m’appeler comme ça et c’est resté. J’ai enlevé le “Jean” pour le nom du projet pour que ça se rapporte moins à un individu. J’aime bien “Rögne”, ça veut dire quelque chose mais en même temps pas vraiment. ça sonne comme une formule runique.
On aimerait en savoir un peu plus sur toi: d’où tu viens, quel est ton parcours, ton background?
Je ne sais pas trop quoi dire sur mon background (rires)! J’ai grandi à Paris. J’ai commencé à jouer de la guitare tôt, mais c’est seulement en commençant la basse vers 19 ans que je me suis mis sérieusement à jouer. J’ai étudié en littérature en France et en anthropologie à Montréal à Concordia. Je suis arrivé ici quand j’avais 19 ans, il y a 4 ans. J’ai fait partie d’un groupe avec Andy Razafi dans lequel je jouais de la basse. On a participé aux Syli d’Or (concours organisé par les Nuits d’Afrique).
Pourrais-tu nous résumer le concept derrière l’EP?
Pour être honnête, je n’ai pas conçu ce projet dès le départ avec un concept précis. C’était un ensemble de compositions avec une vibe similaire (à base de guitare acoustique et de synthés psychés). J’avais l’impression d’avoir trouvé une vibe qui me plaisait vraiment avec ça, une sorte de folk psyché un peu futuriste. Ça m’a poussé à trouver une narration derrière tout ça pour donner une cohérence au projet. J’aime beaucoup les histoires, les contes, les mythes, etc. je trouve que ce sont d’incroyables sources créatrices. C’est un peu cette idée de « musique du futur » qui sonne comme de la musique des années 60 qui m’a guidé, comme si elle avait été faite par des hommes vivant dans un autre monde mais qui avaient voulu imiter notre musique. La cover de l’EP illustre cette image, des humains qui font de la musique avec des machines « organiques » dans un monde idéal où ils sont en symbiose avec la nature. Du coup, l’EP joue beaucoup sur ces images surréalistes (comme celles qui peuvent apparaître dans les rêves) et les sensations, les interrogations qu’elles provoquent en nous. Elles n’ont à première vue pas de sens, mais en les acceptant on découvre finalement des choses sur nous même. La progression des chansons et les paroles parlent un peu de ça, d’interrogations existentielles, de visions.
© Photo: Maya Lamothe-Katrapani
Comptes-tu développer cette mythologie à l’avenir ou penses-tu t’orienter vers quelque chose de radicalement différent?
Généralement quand je crée, que ça soit du dessin ou de la musique, je vois toujours une sorte de trame de fond avec ces symboles un peu mythiques derrière. Donc j’imagine qu’il y aura toujours cette dimension, ce côté ancestral avec des figures imaginaires. Mais je ne me vois pas (en tout cas pour le moment) en faire quelque chose de continu. Je pense pas reprendre directement les éléments de l’imaginaire de l’EP, mais il y a des chances que ce qui arrive soit relié malgré tout, vu que ça sort aussi de mon imaginaire. Je le vois comme un guide à la fois pour moi quand je crée et pour l’auditeur qui se confronte à tout ça, sans pour autant que le fond soit trop défini, pratique ou rationnel.
Dans quelles conditions Yet Another Day a-t-il été enregistré?
En fait, tout a été fait à la maison! Ça a pris pas mal de temps étant donné que c’est la première fois que je produisais un projet en solo (du coup il a fallu que j’apprenne pas mal de choses en chemin). J’ai enregistré les instruments dans ma chambre, les synthés et les drums en MIDI. C’était pratique avec Andy étant donné qu’on est colocs. Du coup on a pu prendre le temps de bien travailler les voix ensemble. On a aménagé un petit espace insonorisé dans notre salon pour ça. L’autre chanteur (Muck) est venu enregistrer chez nous aussi, avec son coloc (Cure-Pipe) qui a enregistré le solo de guitare et les chœurs pour The Genie from the Other Side. J’ai rendu visite à deux amis (Lamba Pomme et Cartier) avec qui on a enregistré respectivement de la flûte (The Madman and the Beast) et du saxophone (One Day You’ll Create Something). Je tenais à faire un projet collaboratif, c’était plus amusant que 100% solo. Même si le confinement a rendu ça un peu compliqué.
Tu as fait le choix de confier les parties vocales à des invités (Andy Razafi et Muck). Peux-tu nous en dire plus à ce sujet?
Andy chante sur trois morceaux (Madman, Eternity, This Cave is Filled with Dreams) et fait une partie des chœurs sur Genie (avec Cure-Pipe). Muck chante sur Genie. En revanche, c’est moi qui parle sur le morceau d’introduction (One Day You’ll Create Something) et je chante les couplet sur This Cave is Filled with Dreams. Ça m’intéressait de mettre en valeur d’autres chanteurs sur ces compositions et je n’étais pas encore assez à l’aise avec ma voix pour me mettre en avant.
Y a-t-il d’autres artistes avec lesquels tu aurais envie de travailler? (De Montréal, d’ailleurs, inconnus ou célèbres, n’ayons pas peur de rêver!)
Je n’y ai pas vraiment réfléchi pour le moment, il faut déjà que j’apprenne à travailler avec moi-même! ça me plairait de rencontrer Stu Mackenzie de King Gizzard, je suis très curieux par rapport à la manière dont il crée. Sinon Grimes m’intéresse en tant qu’artiste même si je n’écoute pas sa musique. Je ne sais pas vraiment pourquoi haha je ne suis pas sûr que je m’entendrai bien avec elle mais l’idée est amusante.
En plus de la qualité musicale, la pochette de l’album est très prenante, qui est responsable de cette belle œuvre et quelle est son histoire?
J’ai fait cette illustration moi-même. C’est pas mal de travail en plus du travail que représente déjà la musique donc je sais pas si je vais en faire souvent d’aussi grand format mais je suis content du résultat. L’illustration est directement en lien avec l’univers que j’ai élaboré pour le projet. Elle représente ces êtres dans un monde un peu mythique, avec des instruments et des machines à moitié fondues dans des arbres et des pierres. Les personnages eux même représentent une partie des gens qui ont collaboré au projet (il y a Andy, Ben alias Muck, Thomas alias Cure-Pipe, Lamba Pomme et moi).
Tu nous l’as dit, tu es Français installé à Montréal. Ces artistes que tu cites, avec lesquels tu as collaboré, font-ils partie de la scène de Montréal?
Oui ça fait quatre ans que je suis à Montréal! Andy vient de Côte d’Ivoire, Muck, Cure-Pipe et Cartier sont du Saguenay et Lamba Pomme de Nouvelle-Calédonie. Donc il n’y a pas de « vrai » Montréalais sur cet EP! En revanche dans le groupe avec lequel on va se produire en live dès septembre à Montréal comporte trois musiciens montréalais.
© Photo: Maya Lamothe-Katrapani
Des shows en perspective? Intéressant! Peux-tu nous en dire plus (lieux? dates? quelle sera la formation qui se présentera sur scène? les vocalistes seront-ils ceux de l’album?)
Pour le moment, on a deux dates à Montréal, mais d’autres vont venir rapidement! On a hâte de se produire devant un public, ça fait longtemps. On sera au Quai des Brumes le 15 septembre avec Ben (alias Muck) qui va jouer ses compos acoustiques sous le nom “Shit chante des chansons tristes et d’amour” en première partie. Ses chansons sont très sympa, des ballades mélancoliques avec beaucoup de caractère. Du coup il sera aussi là pour interpréter Genie. ça va être une cool soirée! On sera aussi au Verre Bouteille le 11 octobre en double affiche avec le projet solo d’Andy.
La formation actuelle compte 6 personnes. On a réussi à bien adapter les chansons pour la scène. Je ne tenais pas à ce que ça soit identique à ce que j’ai produit dans le cadre de l’EP. Du coup on n’a pas utilisé de backing track et chaque instrument a une place bien définie. À mon avis ça sonne mieux que la version studio! Andy fait partie de la formation régulière, les autres feront potentiellement office d’invités en fonction des dates et quand il seront disponibles. J’en dis pas plus, je vous laisse découvrir en live!
À l’écoute de ton album, une chose m’a particulièrement frappé: la manière dont la section rythmique est vraiment mise en avant. J’ai lu que tu étais inspiré par le psychédélisme et le mouvement tropicaliste. On pense à Dead Meadow, à Mandrill, à Velvet Hallucinations & the Furry Animals. Quelles ont été tes principales influences?
L’importance de la section rythmique vient en partie du fait que mon instrument principal est la basse. Du coup je m’en suis un peu servi comme instrument lead. La guitare et les synthés jouent plus le rôle de « nappe » qui enveloppe toute l’harmonie des accords que j’utilise, alors que la basse se balade mélodiquement avec un groove au milieu de ça. C’est aussi moi qui ai programmé la batterie de L’EP et je tenais à ce qu’elle soit bien en place avec la basse pour qu’il y ait un groove solide. Ça fait du sens avec ton observation parce que j’ai appris la basse en jouant du Stevie Wonder qui a toujours des lignes très funky. Ce groove me vient naturellement à mon avis! Ça donne une énergie et une richesse au son. Pour être honnête je n’y avais pas tellement réfléchi mais je suis content que les morceaux transmettent ce mouvement. Je n’écoute pas les artistes que tu as cités, mais ma plus grosse influence dans ce côté groovy est Fela Kuti. J’ai écouté sa musique depuis tout petit avec mon père. Les musiques qui ont cet ancrage traditionnel, presque ancestral, me touchent particulièrement, et le groove chez lui est vraiment ancestral! Sinon Stevie Wonder m’a beaucoup marqué.
En plus des influences dont tu nous as fait part dans la question précédente, y a-t-il d’autres inspirations et idées qui t’amènent à vouloir explorer de nouveaux horizons dans le futur?
Une de mes grosses influences pour ce projet et qui continue à me guider pour ce qui vient est le Folk psychédélique. C’est un concept un peu vague qui est utilisé pour pas mal de groupes qui font des choses différentes. Mais globalement ça se rapporte à un courant en parallèle du rock psyché de la fin des années 60. Les groupes que j’écoute dans ce genre sont anglais, avec ce côté ancestral et magique du folklore du pays. J’aime beaucoup Steeleye Span (très ancré dans le folklore), Spirogyra (engagé et inventif) ou Sunforest (mystérieux et fantasque). J’associe une partie des morceaux de Led Zeppelin à cette esthétique (The Battle of Evermore, Gallow Pole, etc.). En fait, ce que je trouve intéressant dans ce style c’est son côté mythique et mystérieux. Au-delà des groupes que j’écoute, j’ai une vision de ce que je voudrais à quoi cette musique ressemble. Et en réalité j’ai pas trouvé de Folk psyché qui corresponde réellement à ce que je m’imagine. Quand j’ai commencé à produire les morceaux qui allaient constituer Yet Another Dream, je me suis mis dans la tête que j’allais essayer de créer de la Folk psychédélique. C’est pour ça que j’ai choisi d’utiliser principalement la guitare acoustique. Au final ça se rapproche plus du rock, ou éventuellement du folk rock, mais je perds pas de vue cette idée. Je veux faire quelque chose qui soit très coloré, qui transmette une sensation, quelque chose de surnaturel, mais qui garde un côté acoustique affirmé. Pour le moment j’appelle ça Folk psyché, peut-être que ça changera haha
Sinon ça fait trois ans environ que j’écoute énormément de musique brésilienne. Pas de la Bossa, mais de la MPB (Musica popular brasileira) ou les artistes issus du tropicalisme. Ceux que je préfère sont probablement Jorge Ben Jor, Milton Nascimiento et Lo Borges, mais j’ai l’impression d’en découvrir de nouveaux tout le temps. Je suis toujours fasciné par la manière dont ils explorent des couleurs qu’on entend nulle part ailleurs en musique. Ce côté éthéré, mélancolique, spirituel, optimiste a beaucoup changé ma perception de la musique. C’est en apprenant des morceaux brésiliens que j’ai compris que la composition pouvait être à la fois libre et subtile. Je sais pas si cette influence s’entend dans Yet Another Dream, mais je vais continuer à puiser à cette source!
Je voulais aussi citer Bob Dylan dans ce que j’explore en ce moment. J’ai toujours été habitué à écouter la musique sans comprendre les paroles, mes parents écoutaient beaucoup de musique étrangère et les morceaux en français ne m’intéressaient pas trop. C’est que récemment que je me suis mis en face de ce qui fait un bon morceau: une bonne composition, mais tout autant un bon texte. J’avais laissé de côté un certain nombre d’artistes poètes qui mettaient l’instrumentation au second plan, comme Dylan. En m’intéressant de près à son travail, ma vision de l’écriture d’une chanson a beaucoup changé. Pour Yet Another Dream, je ne suis pas mécontent des textes mais je les ai écrits sans réellement de vision globale. Maintenant, j’essaie de mettre plus de réflexion dans le processus, de me poser des questions en écrivant.
© Photo: Maya Lamothe-Katrapani
Tu nous as évoqué tes influences. Quels sont les artistes (actuels) à suivre selon toi? (De la scène montréalaise ou d’ailleurs)
Alors je ne sais pas si je suis la meilleure personne à qui poser cette question haha! Mes goûts sont pas mal tournés vers la musique du passé. Mais il y a un certain nombre de groupes que j’aime beaucoup. J’ai déjà parlé de King Gizzard, la découverte de leur musique a été vraiment marquante pour moi. Leur musique est incroyablement actuelle pour du rock, tout en restant cohérent avec ce qui a été fait par le passé. Puis ils ont cette touche de magie et de mysticisme qui rend un groupe intemporel. En les découvrant, je me suis plus tourné vers la musique d’aujourd’hui. Mais ils restent ce que je préfère de ce que j’ai pu trouver. J’écoute pas mal Pond et Altin Gün aussi. De la musique très colorée et un peu magique toujours.
Je connais pas beaucoup de groupes de Montréal mais j’aime bien The Besnard Lakes. Ils font une sorte de shoegaze un peu mystique. J’étais content de les découvrir.
L’EP étant sorti, quels sont tes projets, maintenant? On a hâte de découvrir la suite, en tout cas.
J’ai recommencé à composer et à écrire des paroles et j’ai une dizaine de chansons qui sont prêtes à être travaillées. Ça va probablement déboucher sur un album avec un peu plus de variété dans le style tout en gardant ce côté planant et coloré de Yet Another Dream. J’ai hâte de commencer à enregistrer tout ça! On va s’y mettre dès le mois de septembre a priori.
Merci pour ton temps!