[Recommandation] JD Roberts – Travels In Liminality
JD Roberts est un cas à part dans le paysage expérimental d’outre-Manche. Il possède un style unique, combinaison de dark ambient, de jazz et de néoclassique. Résumé autrement, il emprunte autant à Celer qu’à Arvö Pärt. Il le prouve encore sur sa dernière parution, Travels in Liminality, album hanté, complexe et passionnant; synthèse parfaite d’influences arrivées à leur pleine maturité.
Car JD Roberts détient une touche particulière, une signature très personnelle qui rend sa musique reconnaissable entre mille. Musicien classique de formation, il enrichit ses compositions de parties de clarinette ou de saxophone -le rapprochant ainsi de Lea Bertucci– sans pour autant tomber dans le piège de la virtuosité tape-à-l’oeil. Bien au contraire, en apôtre du minimalisme qu’il est, il distille ces apports avec parcimonie, proposant souvent des partitions élégantes aux notes soigneusement agencées. C’est particulièrement prégnant sur le second titre de l’album, Where Sea Meets Shore où sa ligne de clarinette mélancolique se mêle au chant des baleines et aux bruissements du vent pour décrire avec subtilité un paysage littoral. Dans le sylvestre Wyrm Food, c’est sur un tapis de bricolages électroniques -que n’auraient pas renié Jim O’Rourke– que vient se poser le feulement de ses bois. Lorsqu’il se veut plus expérimental, Roberts recourt à l’Electronic Wind Instrument (ou EWI) pour dialoguer avec un instrument classique (Doorways and Threshold) ou pour participer à l’organisation d’une structure sonore élaborée (Roots Bridging Sky and Earth).
Avec une patience d’entomologiste, JD Roberts assemble les éléments qui sous-tendent ses morceaux sans céder aux poncifs de l’ambient (les sempiternels Léviathans de plus de vingt minutes qui s’étirent jusqu’à la nausée). L’album est court, ramassé: sept titres pour trente-cinq minutes de musique. Le morceau le plus long dépasse à peine les six minutes. C’est là une autre caractéristique de Roberts, une autre incarnation de son minimalisme: il n’est jamais inutilement long. Chaque élément est à sa place.
On ne serait pas complet sur les spécificités du Mancunien si l’on omettait d’évoquer ses fameux bird drones. Présents depuis l’EP Moon on the Branches et maintes fois utilisés depuis, ceux-ci accentuent la dimension naturaliste de son œuvre, lui conférant une approche bioacoustique. Mais loin de se contenter de capter les sons de nature, Roberts les recrée à partir de ses machines.
N’y voyons aucune forme de hasard. L’homme est un scientifique, un universitaire spécialisé en histoire botanique. Comment s’étonner alors de la place prépondérante réservée à la nature au sein de son œuvre? Depuis A Space Beyond, bien sûr, mais sans doute davantage à partir de Wavesong, l’artiste anglais explore ce thème, inlassablement. Des mers et océans (ses deux premiers albums, donc), il a migré vers les territoires plus sombres, plus obscurs des sous-bois et des forêts. Les sept titres qui composent Travels in Liminality concentrent tout cela. Where Sea Meets Shore rappelle ses premiers travaux, Wyrm Food évoque l’orientation sylvestre des derniers albums tandis que d’autres titres abordent de nouveaux rivages (les orientations classiques plus prononcées sur Arriving Home, Not Unchanged). C’est le cas sur Another World, Another Wood, virée nocturne à travers les bois, aux textures sonores sombres et épaisses comme des bosquets de fougères. Plus que jamais, JD Roberts explore les chemins de traverse de la dark ambient. Roots Bridging Sky and Earth nous emmène plus loin encore dans ces forêts de contes de fées où le mystère et le danger peuvent surgir à chaque nouvel accord de ses claviers. Sur ces deux titres, les bird drones revêtent une tonalité inquiétante qu’on ne leur avait jamais connue jusqu’ici.
Une composition attire particulièrement l’attention. Pivot de cet album, le mystique A Foot In Each World impressionne par son approche très sombre. Soutenu par une respiration haletante, monstrueuse, un piano lancinant égrène répétitivement ses notes accompagné par les bird drones de volatiles que l’on ne devine d’aucun secours. Sorcellerie? Séance de spiritisme dans les bois? Comme Ulysse interrogeant le devin Tirésias ou Orphée descendu aux Enfers, JD Roberts prend son auditeur·trice par la main et l’emmène vers de troubles contrées, sorte d’entre-deux mondes où s’effacent les repères et les certitudes. Doorways and Thresholds, placé en miroir par rapport à A Foot In Each World (piste 6 face à piste 3), en est le versant élégiaque, nostalgique. Porté par un dialogue EWI / clarinette, le morceau s’envole à l’arrivée d’orgues mélancoliques. Comme une porte vers un autre monde, féérique et languissant, ce titre convoque les mannes de Baudelaire et de Lord Dunsany.
C’est l’une des autres dimensions de l’œuvre de JD Roberts: sa musique est littéraire. Promenade dans la campagne anglaise, pastorale électronique, Travels in Liminality peut s’appréhender sous plusieurs angles. Mais quel que soit celui que l’on retiendra, l’esprit de Yeats, de Milton et de Thoreau -plus particulièrement- flotte sur ces morceaux. L’ode spleenétique à la nature qu’est Arriving Home, Not Unchanged, lointain écho du poème de Du Bellay, ou le plus contemplatif Wyrm Food en sont de parfaits exemples. Ce que Travels in Liminality apporte à l’œuvre de Roberts, sont ces incursions dans les univers fantastiques jusque-là absents de ses travaux -mais qu’annonçait d’une certaine manière le single The Ghosts Beneath The Waves.
Parions donc que cet album fera figure de jalon important dans la discographie de JD Roberts. Synthèse de ses précédents travaux, Travels in Liminality développe en sus de nouveaux axes d’expérimentations. Le natif de Manchester saura encore nous surprendre, assurément, mais cet album a tout d’un classique.
→ À écouter si vous aimez: Arvo Pärt et Lea Bertucci
→ Morceau favori: A Foot In Each World
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Paru le 13 juin 2021.
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