[Scène locale] Rögne – Yet Another Dream...
Repéré par nos radars à la sortie de son single, An Eternity From Now, The Voice Answered (Louis le conseillait chaudement dans les coups de coeur du 28 mars de cette année), Rögne revient aujourd’hui avec la parution de son premier EP, le bien nommé Yet Another Day, qui s’inscrit dans la droite ligne de ce titre. Et comme on pouvait s’y attendre, l’essai est transformé. Et de bien belle manière.
Archéologues du futur, régalez-vous: cet EP, d’une cohérence extrêmement poussée, s’écoute comme on lit les fragments de quelque texte mythologique oublié, «un enregistrement qui a traversé les époques», dans les mots mêmes de son créateur «One Day, You’ll Create Something They Say». En cinq morceaux, le jeune Français expatrié à Montréal ouvre une porte sur un univers de mythes et de légendes échafaudés par une civilisation animiste que l’on devine aujourd’hui disparue. Une volonté d’universalisme se dégage toutefois du projet: «c’est toi, c’est eux, c’est nous» déclame Rögne sur le titre inaugural, le seul en Français, le seul sur lequel on entend sa voix. Cet album s’appréhende autant comme un livre de contes (cette psalmodie en forme d’introduction) que comme une théogonie païenne retrouvée au hasard d’une exploration sylvestre. Tant dans l’artwork -magnifique- que dans le propos, Yet Another Dream rappellera aux initiés l’une des sagas les plus originales de la fantasy, La Forêt des Mythagos de Robert Holdstock.
On ne s’étonnera donc pas de découvrir là un album aux colorations pastorales quoique foncièrement psychédélique. Guitares acoustiques et claviers lysergiques servent d’écrin aux compositions kaléidoscopiques de Valentin Lemaire – l’homme derrière Rögne. On songe au Nature’s Way de Spirit sur Twelve Dreams of Dr Sardonicus ou à l’extraordinaire Paper Maché Dream Balloon de King Gizzard & The Lizzard Wizzard – ce qui n’est pas la moitié d’un compliment – volontiers cité comme une référence par l’artiste lui-même. Ce qui surprend ici, c’est que ces deux instruments ne tiennent pas la place prépondérante qu’ils occupent habituellement les productions du genre et sont même relégués à l’arrière-plan. Non, chez Rögne, c’est la section rythmique qui est mise en avant. La batterie est sobre, toute au service d’un groove laid back. Surtout, il y a cette basse, celle de Lemaire lui-même. Élastique, virevoltante, elle soutient chaque morceau tout en tressant des lignes mélodiques subtiles avec une liberté inouïe. Elle infuse à chaque titre un son chaud, sécurisant, tout en rondeur maternelle. Biberonné aux sons de Fela Kuti et de Stevie Wonder, l’homme a, par le passé, officié en tant que bassiste dans une formation qui comptait déjà – tiens, tiens – Andy Razafi. Lui-même auteur d’un excellent EP (Mahaleo, sorti en mai de cette année), le vocaliste d’origine malgache, passé par la Côte-d’Ivoire et désormais basé à Montréal, apporte sa voix pleine d’âme sur trois morceaux et contribue aux chœurs célestes de l’aérien The Genie From The Other Side.
Maître d’œuvre d’un projet qu’il voulait collaboratif, Rögne aime travailler en bande. La raison? «C’est plus amusant» confie le multi-instrumentiste avec simplicité. Ce sont donc plusieurs artistes qui ont participé à Yet Another Day, apportant chacun leur touche sans nuire à la cohérence de l’ensemble (et même, en la renforçant). Cette joie, ce plaisir à travailler ensemble se ressent tout au long de ces dix-neuf minutes de musique. Ainsi, en plus du sus-cité Razafi, Lamba Pomme, Cartier, Cure-Pipe, Muck et Rasmus Al Bakker viennent enrichir d’une myriade de détails les textures de Valentin Lemaire. Il en résulte un album foisonnant, riche de multiples influences et toujours surprenant. On ne s’étonnera donc pas que le thème de la création occupe une place centrale dans les paroles.
Les cinq morceaux résistent aux nombreuses écoutes, sans jamais lasser. Il faut dire que ceux-ci s’affranchissent souvent de la structure couplets/refrains pour lui préférer les variations sur un même thème. Ainsi d’An Eternity From Now, The Voice Answered ou de The Cave Is Filled With Dreams où l’artiste privilégie une succession de segments distincts dans le morceau, construits sur de complexes progressions d’accords, laissant à la quatre cordes et aux envolées vocales d’Andy Razafi le soin d’apporter son évolution au morceau. Seules deux pistes s’articulent autour de cette structure classique sans bien sûr perdre en qualité.
La question des influences se pose inévitablement. Au-delà de Spirit ou King Gizzard, évoqués plus haut, on relève une accointance certaine avec le mouvement tropicaliste (la flûte magique de Lamba Pomme sur The Madman And The Beast et le saxophone de velours de Cartier sur One Day, You’ll Create Something They Say). Valentin Lemaire revendique lui-même le patronage de ce mouvement. Il y a, de manière plus inattendue, un cousinage réel avec XTC: le travail mélodique de la basse, la batterie claquante, le traitement des guitares dans leurs parties rythmiques ou solo (Andy Partridge ne renierait pas les lignes de The Genie From The Other Side) et même certaines mélodies (The Madman And The Beast). Les synthétiseurs futuristes (l’introduction spatiale de The Cave Is Filled With Dreams ) et les vocaux soulful des invités éveillent, quant à eux, le souvenir du psychédélisme indonésien du début des années soixante-dix.
Ce brassage d’influences aboutit à un disque luxuriant, aussi riche que cette mythologie qu’il ébauche, cette utopie où les hommes vivent – vivaient? – en harmonie avec la nature. Bien que composé de cinq titres, cet EP a la puissance intemporelle des grands albums. C’est peu dire que l’on attend la suite avec impatience. Avec peut-être bientôt un long format?
→ À écouter si vous aimez: Andy Razafi, Dead Meadow, Ivo’s Group & Spirit
→ Morceau favori: An Eternity From Now, The Voice Answered
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Paru le 28 mai 2021.
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