[Recommandation] Musique d’ameublement pour espaces dissonants – Vol. 1
Par moment, il semble qu’il y ait une lenteur inhérente au mois de février qui lui donne une affinité avec la musique ambiante. L’image est presque clichée, mais elle reflète bien ce dernier mois, qui a été prolifique si on l’évalue en termes de sorties musicales de qualité qui sont associées à ce genre, dont six parutions nous ont particulièrement marqués. Et c’est cette effervescence qui nous a donné l’idée, ici à MEFD, d’en faire une toute première chronique mensuelle sur le thème de la musique ambiante, que ce soit parutions récentes, des rééditions ou mix particulièrement frappants que nous voulons spécialement partager avec vous.
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crys cole | Beside Myself
Paru le 21 février 2020 sur Students of Decay.
De plus en plus, on a la chance de voir des sorties marquantes portant sur la poésie sonore, avec Félicia Atkinson et Jenny Hval menant la charge. crys cole, tout comme ses homologues, propose ici un opus qui se veut généralement une œuvre d’art sonore. Or, c’est son approche vis-à-vis le texte qui m’a captivé. Si bien que je ne veux pas diminuer la beauté de la première composition de l’album – c’est un morceau hypnotisant – mais c’est la deuxième piste qui m’a frappée. C’est là un travail intrigant sur le potentiel qu’on peut tirer de la musicalité d’un texte récité.
J’ai eu certains rappels de la composition d’Alvin Lucier, I Am Sitting In A Room, en écoutant In Praise of Blandness, Chapter IX, bien que l’approche de crys cole reste singulière. Ici, cole récite avec élégance un texte du théoricien François Julien, accompagné de drones prononcés. Si la formule peut sembler familière, l’interprétation est incontestablement hypnotique. En fait, je pense que cole nous place délibérément dans un terrain connu pour mieux exécuter l’illusion sonore qui suivra. Le texte semble central et on pourrait être tenté de le suivre tant bien que mal; son vocable hermétique et philosophique exigeant une attention qui est difficile à réconcilier avec la voix méditative de l’artiste. C’est que l’artiste fait de ce texte une diversion qui cache un travail minutieux de brouillage et de dégradation du son, dont la résultante est une expérience esthétique de la conscience.
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Grandbruit | En transit
Paru le 4 février 2020.
Grandbruit n’a pas fait… grand bruit de ses sorties qui se multiplient depuis juillet 2019, bien qu’il nous intrigue ici à MEFD depuis ses débuts. L’artiste est toujours aussi cryptique: il ne partage aucune note biographique ou commentaire sur sa page Bandcamp, ce n’est qu’à partir des titres de ses compositions et des pochettes de ses albums qu’on s’oriente dans son univers et ses inspirations.
En transit, sa parution de février, est d’une grande fluidité qui renvoie à une expérience esthétique pure, un son qu’on apprécie pour sa beauté élémentaire. On retrouve des compositions en filigranes liées par des résonances renvoyant à la sonorité des guitares shoegaze, c’est-à-dire que les échos, la réverbération et le scintillement harmonique ensemble suffisent à produire une musique minimaliste et contemplative qu’on ne voudrait pas alourdie d’accompagnements ou de rythmes. C’est un style instrumental peut-être plus traditionnel, mais c’est pour des albums comme celui-ci qu’on apprécie la possibilité qu’ont les créateurs de diffuser directement leurs oeuvres en ligne. On peut ainsi apprécier directement un travail musical souvent magique, comme ici, que ne sied pas toujours aux dynamiques du monde des labels.
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H / U / E | S Y L V I E
Paru le 14 février 2020.
S Y L V I E M ‘ A F A I T R Ê V E R A U B I O D Ô M E D A N S 1 5 0 A N S S A N S L E S P A R E S S E U X , Q U E D E S P O I S S O N T S M U T A N T S D U S A I N T – L A U R E N T A P R È S L A F O N T E N U C L É A I R E D E S P R O T O – B A R R A G E S D E M A N I C 5.
S Y L V I E c’est bien bon. S Y L V I E m’a fait perdre mon beau français. S Y L V I E c’est du buzz. S Y L V I E c’est comme trop une belle pochette. S Y L V I E, j’aimerais que ça joue au Claudette avec une poutine cosmique à 4h du matin. S Y L V I E, ça me donne envie de regarder des synthétiseurs joués en solo sans humain avec de belles lumières rouges et vertes et mauves et aqua, et que ça serait sûrement dans un aquarium géant comme les Katacombes (R.I.P.). S Y L V I E c’est du sérieux tout de même. S Y L V I E c’est un genre musical, le hoshlagwave. S Y L V I E ont oublié de fermer les arpégiateurs la nuit dans le bain de jello et depuis ils sont gluants et brillants et multicolores.
S Y L V I E c’est H / U / E.
H / U / E, c’est E R R O R I S T et Verpackt, mais aussi F L E S H / V O I D, et surtout pas mal de spaces-bars qui ne sont pas des bars dans l’espace, même si à écouter S Y L V I E j’irais moi aussi prendre un verre dans l’un de ces bars. S Y L V I E c’est un peu du vaporwave québécois, pas juste parce que la typographie crie « S Y L V I E = V A P O R W A V E », mais parce que y’a des bonhommes qui disent des choses sérieuses avec beaucoup de distorsion et que ça semble important, mais perdu et peut-être un peu pas cool. S Y L V I E ne se disent pas vaporwave, ils se disent death to synthwave, et moi j’aime pas mal ça.
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Pablo’s Eye | Tentative d’épuisement d’un lieu parisien
Paru le 12 février 2020 sur Longform Editions.
Longform Editions propose depuis un certain temps une collection de compositions qui visent directement à solliciter chez l’auditeur une patience souvent mise à l’épreuve pas les modalités de consommation musicale actuelles. C’est en quelque sorte une mise en œuvre de la philosophie du Deep Listening, conceptualisée par Pauline Oliveros.
Février marque pour eux le moment de quatre nouvelles sorties, toutes excellentes. Par contre, j’ai avant tout retenu l’hommage de Pablo’s Eye à Georges Perec. C’est une composition qui n’est pas si loin de Jon Hopkins voire peut-être des musiques New Age en termes de textures sonores, mais elle progresse avec rondeur, silence et sans répétition, quelque chose que j’apprécie toujours dans la techno ambiante. Quand on en vient à découvrir des mantras cachés dans le dernier tiers, j’ai l’impression de voir l’ensemble subvertir légèrement le genre ambiant, nous faisant sentir non le crépitement des bains d’eau apaisants, mais les pas des passants dans la poussière – ceux des musiciens peut-être.
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Tongues Of Light | The Myth Of Separation And Selfhood
Paru le 23 janvier 2020 sur Pre-Cert Home Entertainment.
J’ai rarement été enthousiaste face à des sorties récentes en musique expérimentale. Avec Sam A. McLoughlin à la barre, Tongues of Light est à ma connaissance le seul projet musical à explorer les phénomènes audio étranges que l’on retrouve sur Youtube, tant le mystique que l’ASMR, et à les canaliser dans un son cohérent. Le collage est si étrange et immonde que j’ai ressenti, par moment, plus de malaise que ce que me font éprouver bien des albums de dark ambient. Comme une partie du matériel source est tiré de chants New Age, de méditations guidées et de pratiques issues des tendances «bien-être», la musique préserve tout de même une chaleur et une lumière qui laisse d’autant plus perplexe. Ce n’est certainement pas une écoute facile, et je crois que l’album pourrait très bien faire vider des salles plus rapidement que certains shows de noise, mais cet album est une perle (tout comme le premier album du même projet), et décrire davantage retirerait du plaisir à décoder ce mystère auditif.
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Visions Of | Histoire du Sport
Paru le 28 janvier 2020 sur Cuchabata Records.
Depuis 2016, le groupe montréalais Visions Of, formé de Charles Saint-Michel et Jonatan Campbell, réalise des albums dans un genre musical pouvant être qualifié d’ambiant sombre. Ils ont ajouté une composante visuelle à leur projet en 2018, avec la participation de Louis Léonard. J’ai d’abord senti qu’il était difficile d’approcher Histoire du Sport, leur tout dernier album, étant impossible de comprendre l’expérience artistique qu’ils ont imaginée sans accès à la contribution de Léonard.
Histoire du sport, c’est presque post-rock par moment, c’est un son très lourd, et parfois très subtil, avec des moments assez explosifs à la Explosions In The Sky. Alors que bien souvent la musique ambiante est une expérience intimiste qu’on écoute chez soi via des enregistrements, Histoire du sport, c’est une expression inverse. L’album me semble une esquisse d’un son qui doit être vécu en temps réel, c’est une musique performative, rare dans le genre: on n’écoute pas Sunn O))) sur des écouteurs, et je dirais de même pour Visions Of. Pour la scène québécoise, la sortie de cet album est donc un moment excitant en ce qu’il promet une série de concerts auxquels on aura bien hâte d’assister.
- Révision du texte par Sandra.