[Recommandation] Espen Lund – ÆTONAL
Les visions d’apocalypse hantent l’Humanité depuis les premiers âges. Qui n’a jamais rêvé d’assister à l’anéantissement du monde, d’être là lorsque celui-ci adviendra? Perspective aussi angoissante que vertigineuse mais qui a effleuré chacun·e d’entre nous au moins une fois dans sa vie. C’est à cette expérience extrême que nous convie Espen Lund sur son dernier album, ÆTONAL.
As Above, So Below raconte cela. Ce sont d’abord trois minutes majestueuses qui peignent un ciel ocre au-dessus de cités endormies par l’imminence de leur propre fin. Surgie des limbes, une trompette sépulcrale annonce le désastre à venir. Le calme avant la tempête. Alors, le ciel s’ouvre, la voix du Créateur gronde et un déluge de métal en fusion s’abat sur le monde. C’est une déflagration bruitiste, un mur sonique aux dimensions cyclopéennes. Des sonorités torturées, fantomatiques, essaient tant bien que mal de se frayer un chemin à travers cet enchevêtrement de textures complexes. Seul le pavillon de Lund, trompette du Jugement Dernier, domine ce maelstrom et, dans le dernier tiers du morceau, enfonce ce qu’il reste du monde dans une nuit sans fin. Ça pourrait s’arrêter là. Ces dix minutes inaugurales se suffisent à elles-mêmes. Mais la nature a horreur du vide.
C’est l’une des grandes forces de cet ÆTONAL qui commence par une fin et continue pourtant. Le trompettiste norvégien pulvérise ici la notion de linéarité temporelle. Bien que l’ordre des morceaux soit savamment pensé, chacun d’entre eux peut s’appréhender individuellement, sans que l’unité du tout ne soit mise en défaut. Il y a dans cet album quelque chose qui relève de cette conception cyclique du temps chère à Philip K. Dick. ÆTONAL est une porte vers un univers entropique. Il propose un espace où le chaos règne en maître, dépeint un univers en perpétuel mouvement, agité par d’incessantes transformations, destructions, reformations. C’est Shiva qui anéantit le monde d’un clignement de son troisième œil pour en voir un autre reprendre forme immédiatement. Speak Into His Good Eye et ses presque quatre minutes de bruits blancs, de larsens et de hurlements métalliques ne parlent que de cela. Le plus contemplatif An Echo Repeated Forever questionne la notion d’éternité. Ses boucles lancinantes referment l’album comme elles pourraient tout aussi bien l’ouvrir.
La musique de Lund est grandiose. À l’écoute de ces cinq titres, on pense autant à Wagner qu’à Metal Machine Music, à Pithecanthropus Erectus aussi bien qu’à A Saucerful of Secrets (sur For A Thousand Tongues To Sing, tout particulièrement). Cet album est une cathédrale sonore aux proportions colossales et à l’architecture complexe, truffée de niches, d’alcôves qui renferment chacune un mystère que l’on mettra longtemps à décrypter. La trompette amplifiée du Norvégien est la clé de voûte qui soutient l’ensemble, qui joue le rôle d’arcs-boutants pour contenir les éruptions noisy qui menacent de faire basculer chaque morceau dans un chaos complet.
ÆTONAL est un chef-d’œuvre, n’ayons pas peur des mots. C’est un Ragnarök musical dont on sort, certes, quelque peu essoré. C’est surtout une expérience artistique totale qui doit autant à la musique classique qu’au jazz; au drone et au black metal qu’aux arts visuels tels que le cinéma ou la peinture. C’est un tableau de Mark Rothko à l’abstraction monolithique, un long-métrage halluciné d’Alejandro Jodorowsky, c’est le vaisseau spatial de Rendez-vous avec Rama. Que l’on quitte sans en avoir percé tous les secrets.
→ À écouter si vous aimez : Bill Dixon, Earth, Sonic Youth & Tony Conrad
→ Morceau favori : As Above, So Below
Pour acheter l’album, c’est ICI.
Paru le 24 mars 2021 sur Flag Day Recordings.
Pour suivre Espen Lund sur les réseaux sociaux : Bandcamp