[Scène française] Thagis Reasons – CST Sessions
Percussions tribales, minimalistes – les puristes auront reconnu le No Love de Death Grips. Ronronnement des amplis. Une guitare gémit. Une seconde la rejoint et toutes deux se cherchent, louvoient puis s’unissent dans un crescendo patiemment maîtrisé. Soudain, c’est l’explosion: la boîte à rythme cogne et les guitares sonnent comme des mizmars. En une fraction de seconde, et on est catapulté·e dans la grotte de quelque roi barbare, entouré·e de danseurs extatiques au corps déformé par d’effrayantes reptations, les sens saturés par les arabesques sonores des guitares, l’esprit pilonné par les percussions de la boîte à rythmes. Le choc est violent. Et ce n’est que le début du voyage.
Plonger dans les CST Sessions (pour Cœur Sur Toi, label de l’excellent Laurent Santi, hôte de Thagis Reasons), c’est renoncer à la facilité, à ses certitudes; c’est accepter de se laisser surprendre, désorienter. C’est se perdre dans un labyrinthe sonore dont Alex, Maxime et François joueront le rôle de fil d’Ariane, conduisant l’auditoire dans le dédale de leurs expérimentations, au gré de leurs envies, de leurs improvisations. Deux faces, aucun temps mort, aucun titre de morceau et d’incessantes bifurcations. Les trois Parques de l’underground se partagent deux guitares et un antique sampler Yamaha pour un concert que l’on croirait donné dans une caverne du plateau de Leng: le son est âpre, brut, percutant. Le trio nordiste ne fait aucune concession, prend l’auditoire à rebrousse-poil. Cet album se mérite.
Il faut dire que ces deux fois trente minutes de transe chamanique sont issues d’une captation live, un télescopage chaotique où s’entrechoquent hip-hop, techno, psychédélisme et noise rock. Les transports contemplatifs succèdent aux éruptions bruitistes; les embardées futuristes côtoient les dissonances orientalistes. Et les Thagis d’usiner leurs morceaux, de les concasser, de les marteler comme Héphaïstos dans sa forge. Musique de film, dialogues, grooves: tout passe à la moulinette de l’antédiluvienne machine de François autour de laquelle les guitares de Maxime et Alex échafaudent de complexes architectures sonores.
Car ce n’est pas à l’écoute d’une simple collection de chansons que vous convie Thagis Reasons, mais à une performance, un happening en forme de marabout-bout d’ficelle, suspendu dans le temps, figé pour l’éternité par la grâce d’un enregistreur bon marché. C’est dans un esprit quasi bouddhique qu’il faut aborder cet album. Ces titres, sous cette forme, n’ont existé qu’une seule fois. Ici et maintenant.
Ce groupe a une éthique rare: «Dès qu’un morceau commence à sonner pareil à chaque fois qu’on le joue, dès qu’une structure couplet – refrain apparaît, on le met de côté» confie Alex. Le nom de ceux-ci n’apparaît pas sur la version numérique album? «On n’en voyait pas l’intérêt». On prend les CST Sessions en bloc ou pas. Tout ou rien. Cette intégrité poussée à l’extrême, cette absence totale de compromis est réjouissante, à l’image de leur musique: sauvage, dangereuse, inattendue. L’esthétique de la cassette leur convient à merveille. On imagine bien cet objet, tant il est subversif par le concept même de liberté totale qu’il charrie, se passer sous le manteau dans une société dystopique. Situées quelque part entre Hypertension et un polar poisseux à la Melville, ces CST Sessions sont un îlot de résistance dans le marasme des productions standardisées.
Toi qui cherches un album pour tester ton système audio dernier cri, passe ton chemin; il n’y a rien de tel à trouver ici. Que de l’âme. Et de la belle.
→ À écouter si vous aimez : Gnod, Sonic Youth, Soul Coughing & White Hills
→ Morceau favori : Face B
Pour acheter l’album, c’est ICI.
Paru le 23 avril 2021 sur Cœur Sur Toi.
Pour suivre Thagis Reasons sur les réseaux sociaux : Facebook – SoundCloud – YouTube