[Entrevue] Xarah Dion
Le vendredi 21 juin sera marqué par le concert-lancement du dernier album de Xarah Dion dans le cadre du festival Suoni Per Il Popolo. Pour appuyer cette belle soirée qui sʼannonce haute en surprises, nous avons eu le plaisir et lʼhonneur de pouvoir nous entretenir un moment avec la reine canadienne du synth.
Récemment sur les réseaux sociaux, Luca Gillian (la moitié de Die Selektion) t’a nommée la reine canadienne du synthétique. Je trouve cette description très bien choisie. Qu’en penses-tu?
C’est flatteur, c’est un beau signe de camaraderie et de proximité au niveau des esthétiques. En même temps, il faut prendre ça avec un grain de sel, car c’est sur fond d’humour j’ose croire. En réalité, je ne me perçois pas du tout comme ça, je me vois comme une parmi d’autres.
Luca Gillian et moi, ça fait déjà un bon bout de temps que nous nous connaissons, il avait organisé mon premier concert à Esslingen en 2015. Depuis ce temps, nous avons toujours continué de collaborer ensemble. De son côté, il est en train de créer une agence de gestion d’artistes. L’un de ses amis Luis Ake m’a justement demandé de chanter sur l’une de ses chansons. J’y fais un refrain en Allemand et un autre en Français, c’est super bien produit. Luis a énormément de talent.
Tu viens tout juste de sortir ton plus récent album intitulé Plein Nord. Nous aimerions connaître tes inspirations musicales pour cette nouvelle œuvre. Que voulais-tu y véhiculer?
J’ai commencé à composer la musique qui se retrouve sur cet album il y a assez longtemps, quand j’avais fait un changement au niveau du matériel que j’utilisais. Je voulais intégrer le MIDI et le digital parce qu’avant j’utilisais seulement des synthétiseurs analogiques, donc il y avait plusieurs possibilités qui n’étaient pas présentes. C’était très limité, mais en même temps, c’est par ces limitations-là que j’étais stimulée au niveau des compositions. À un certain moment, j’ai eu envie de changer les séquences, les rythmes, de faire des choses un peu plus complexes.
C’est en intégrant Ableton que j’ai changé mon approche et ma manière de composer. Au départ, je ne me disais pas nécessairement que j’allais faire un album à partir de ça, mais à force de forger du matériel et de le roder sur scène, j’ai pu voir les choses qui fonctionnaient mieux que d’autres. À la lumière de mes récentes collaborations, j’ai eu de nouvelles idées et j’ai pu compléter l’album. La première moitié de Plein Nord m’a prise plus d’un an à réaliser, la seconde a été faite en quelques mois seulement comme j’avais déjà tous les outils nécessaires. Je pouvais amener le son là où je le voulais plus facilement.
Au niveau des inspirations et de l’esthétique, l’approche est plus techno sans en être nécessairement. Je voulais que les rythmes soient plus complexes et omniprésents. J’y ai intégré les notions de new beat et EBM, deux styles que je voulais approfondir davantage. C’était déjà présent sur mon premier album avec le titre L’Asphalte Chaude que j’ai retravaillé sur ma collaboration avec Sarin. Je désirais aussi me concentrer au niveau du style et de l’esthétique, car je crois que mes deux premiers albums étaient plus éclectiques. Avec celui-ci, j’avais envie qu’il y ait un concept plus global au niveau des sonorités et de l’imagerie.
Mon approche est différente au niveau des prestations. Auparavant, je tenais absolument à avoir le véritable matériel en ma possession pour un concert, mais je me suis détachée de cette philosophie à un certain point de ma carrière. Maintenant, je considère l’ordinateur ou l’échantillonneur comme des instruments à part entière.
Est-ce que ça veut dire que maintenant quand tu fais des prestations tu incorpores ton ordinateur ou tu resteras plutôt sur du hardware?
Pendant longtemps j’avais l’ordinateur sur scène, mais j’ai voulu m’en débarrasser, parce que faire le lien entre USB, MIDI et CV ça ne marchait pas toujours bien en fonction de l’électricité de la salle de concert. La latence, ce n’est pas si grave, il y a moyen de jouer avec, mais j’ai eu d’autres types de problèmes où ça ne pouvait tout simplement pas fonctionner. Quand la musique est très rythmée et qu’il y a des coupures ou des variations de tempo, c’est très audible et il n’y a rien à faire pour corriger.
Je m’en suis donc débarrassée pour mes performances et j’ai intégré un sampler Octatrack. C’est très proche des possibilités d’un ordinateur parce que je peux venir modifier tous les échantillons. Les filtres disponibles sont géniaux et ça me permet d’utiliser plusieurs séquenceurs. Ça ne peut pas remplacer Ableton, car ce n’est pas le même genre d’outil, mais c’est encore mieux sur scène. Le Octatrack est un instrument qui est difficile d’approche et je sens que je suis encore à la surface, mais c’est quelque chose que je veux conserver et qui m’emmènera vers d’autres possibilités.
Est-ce que tu pourrais nous décrire le concept derrière l’album et la sublime couverture signée Jean Lorenzo qui n’est autre que Silent EM?
Quand j’ai commencé à composer le matériel pour cet album, la première pièce qui a vu le jour était C’Est Un Acte Silencieux. Les paroles sont en lien avec une situation géographique, mais ça reste toutefois la description d’un lieu très imaginaire. Je ne cherche pas à documenter ou à relater des faits. Dans ce texte, il y a une impression de distance, de froid et d’absence. Je ne voulais pas nécessairement faire ressortir le côté sombre du sujet, je recherchais plutôt l’aspect sensible et inconscient de ces notions.
Plein Nord adresse une certaine inquiétude face aux projets d’extraction qui se déroulent ou sont planifiés dans le Grand Nord québécois ainsi que dans l’Arctique. Je n’ai pas la prétention d’amener un nouvel éclairage sur la chose mais peut-être créer une ouverture de réflexion sur cette région géographique qui deviendra très stratégique dans un futur prochain.
La photo présente sur la pochette a été prise aux Chutes-de-la-Chaudière, c’est d’une beauté inouïe. J’y suis allée l’année dernière avec mon mari et nous étions complètement fasciné·e·s par cet endroit magnifique. La dominance de glace et d’eau nous donnaient l’impression d’être dans un autre monde. Je suis revenue un peu hantée par ces images qui faisaient écho à la thématique du climat et de l’inconnu.
Pour ce qui est de Jean Lorenzo, je l’ai rencontré quand j’ai joué le concert avec lui à l’Escogriffe en début d’année. J’aime vraiment ce qu’il fait en tant que musicien (Silent Em) et graphiste, je lui ai donc demandé de travailler la pochette. Je désirais que l’accent soit mis sur le titre de l’album. Jean a donc misé sur l’espace naturel tout en créant un espace synthétique pour mettre en évidence le style musical.
Tu reviens tout juste d’une imposante tournée européenne. Comment a été la réception de ton nouveau matériel de l’autre côté de l’Atlantique? Que retiens-tu de cette aventure?
C’est très important pour moi d’aller à la rencontre de l’autre, de l’ailleurs. C’est pour ça que j’ai commencé à faire des tournées et que je continue à le faire aussi souvent que possible. J’ai pris une courte pause dernièrement, mais ça me manquait vraiment, de revoir les ami·e·s que je me suis fait·e·s au fil des années. Ce n’est pas toujours possible pour moi de voyager et de traverser l’océan, mais quand j’en ai la chance ça me fait beaucoup de bien d’être dans d’autres pays, d’y travailler, d’y réfléchir. Ça me force à prendre du recul et de développer une perspective différente sur les choses.
Chaque ville, chaque événement amène de nouvelles rencontres et de nouvelles collaborations. Ça permet de renouveler mon inspiration et de travailler avec d’autres gens, ce qui est essentiel comme j’ai un projet solo et que je travaille souvent seule. J’y obtiens aussi des retours sur mes spectacles, le ressenti et l’écho de ce que je fais sur scène. Pour cette tournée, les concerts se sont très bien déroulés. Je crois que les gens apprécient le nouvel album, mais c’est un peu rapide pour tirer une réelle conclusion sur l’accueil de ce nouveau matériel puisque c’est encore tout frais. Je ne sais même pas encore l’effet que ça a sur moi, ça prend du temps à sédimenter.
Est-ce que tu crois que la musique que tu fais est plus populaire en Europe qu’à Montréal ou en Amérique du Nord par exemple?
En Europe, il semble y avoir plus de gens qui écoutent ce style de musique, mais je pense que j’ai une base solide à Montréal, ailleurs au Canada et peut-être même aux États-Unis. Les gens aiment la musique électronique un peu partout, mais on parle d’une densité de population différente en Europe. Si je tourne fréquemment là-bas, c’est en partie parce que les distances sont différentes, ce n’est pas la même logistique qu’en Amérique du Nord où les trajets sont beaucoup plus longs. D’ailleurs, je pense que le moment est venu de faire une tournée canadienne, aller dans les Maritimes et dans les prairies.
Tes deux derniers LP se terminent par une pièce plus courte et moins dansante. Est-ce que cela fait maintenant partie d’un rituel de création ou bien est-ce un simple hasard?
Ce n’est pas nécessairement le hasard. Pour Fugitive, la dernière pièce est celle que j’ai composée à la toute fin. Je désirais justement une vignette pour la finale de l’album. Dans le cas de Plein Nord, c’est une pièce que j’avais enregistré à l’orgue en 2009 si je me rappelle bien et que j’ai conservée tout ce temps. J’ai toujours voulu faire une autre version, mais finalement je la réécoutais et je trouvais ça beau tel quel. C’est une évocation assez mélancolique pour clôturer le tout, un peu dans l’esprit d’une trame sonore. Il y a quelque chose de délicat dans cette pièce qui vient mettre en lumière la vulnérabilité de l’album.
Dans quelques jours, nous aurons droit à la soirée officielle de lancement de l’album où tu seras entourée d’un beau line-up de talents locaux qui sont des ami·e·s et de la famille. Est-ce que cela était important pour toi? Qu’attends-tu de cette soirée?
J’aime m’entourer d’ami·e·s qui m’inspirent et m’influencent par leurs démarches. Les personnes qui feront partie du spectacle de lancement sont des gens que j’ai rencontrés à des moments différents de ma vie. En premier lieu, il y a Morte Psíquica, c’est le projet musical de mon mari Sérgio Pereira. Il a son groupe depuis les années 90 au Portugal et fait maintenant projet solo à Montréal. Il provient de l’école goth rock, post-punk, qui vient également influencer mon travail. C’est un guitariste de talent et un chanteur très solide et créatif.
Ensuite, il y a le duo Rivalled Envy avec qui j’ai eu la chance de jouer l’été dernier. Leur approche est unique, avec d’un côté les sonorités eurodance et de l’autre l’aspect plus hardcore du chant. Malgré tout, la musique est très festive et il y a une générosité dans la performance. J’étais très contente lorsqu’ils ont accepté de jouer avec moi lors du Suoni. Nous discutons même d’une éventuelle collaboration.
Concernant le visuel, j’ai invité ta.chyons.exe à faire les projections sur mon set. Nous avons commencé à collaborer ensemble lors des soirées que j’organise au bar La Shop. Exe fait du live coding pendant que la performance se déroule, tout ce que l’on voit est codé en direct. Il y a une notion d’aléatoire, de vide et d’abstraction qui me touche. La première fois que je l’ai vu·e à l’œuvre, ça m’a défiée en quelque sorte, je trouvais ça très avant-gardiste. Nous avons eu la chance de collaborer à la Sala Rossa au mois d’avril dernier et nous avons fait très bonne équipe. Je crois que le live coding ajoute une autre couche d’interprétation à ma performance et je me considère chanceuse de pouvoir le faire.
Il y aura aussi des surprises! Premièrement, Camille Coït (Charbonneau) un·e artiste interdisciplinaire de tous les talents avec qui j’ai fait le vidéo pour Unter Die Haut. Camille participera à la finale du concert pour vous en mettre plein la vue. Il y a aussi Gabriel Dharmoo que je connais depuis que nous avons fait nos études en musique. Il est maintenant un compositeur de musique contemporaine reconnu à l’international. Il m’a d’ailleurs introduit à tout ce qui est en lien avec la musique contemporaine, l’art contemporain, le mouvement dada, mais aussi la musique indienne et le Bollywood. J’ai développé une passion pour ce genre avec Gabriel. Depuis quelque temps, Gabriel fait un numéro de drag à thématique Bollywood sous le nom de Bijuria. Pour l’occasion, nous présenterons un numéro ensemble.
Depuis quelques mois, tu t’es remise à l’organisation de soirées. Quelle est l’idée de départ de ces soirées, que voulais-tu offrir au public?
C’est quelque chose qui a toujours été présent, c’est une énergie que j’ai en moi. Je crois que j’avais besoin de renouveler mon lien avec la pratique. J’ai récemment découvert le bar La Shop et j’ai appris que ça avait été repris par Benjamin du Matahari Loft, une salle où j’avais déjà joué auparavant. J’ai vraiment apprécié le système de son qui fait très oldschool et je me suis dit que ce serait parfait pour organiser des spectacles. Je pense que nous allons continuer à le faire, Sergio m’aide beaucoup dans ce projet et aussi la radio CKUT qui fait de la promotion à chaque fois. Je ne sais pas exactement qui seront les artistes après celui de Silent Em, Police Des Moeurs et Besatzung le 20 juillet prochain, mais ça ne sera pas le dernier c’est certain.
Pour conclure, quels sont tes futurs projets? Qu’est-ce que nous pouvons te souhaiter pour la suite?
Je travaille sur une collaboration avec mon mari Sergio, nous avançons la création de notre propre projet, quelque chose de plus post-punk. Il y en aura possiblement une autre avec The Marquis, nous respectons notre travail mutuel et nous pensons qu’il y aurait une belle rencontre au niveau des sonorités, de l’esthétique, un bel essor pourrait en découler. J’aimerais aussi faire des compilations avec mon label, mais ça reste encore à voir. Je pense surtout que j’ai besoin de prendre le temps de bien lancer l’album et de finir ce volet-là avant de trop réfléchir à la suite des choses.
Merci pour ton temps!