[Entrevue] France Jobin
À travers tout ce qui se déroulera la semaine prochaine au festival MUTEK Montréal, l’une des performances à laquelle nous sommes le plus fébriles d’assister est certainement la collaboration entre les artistes sonores France Jobin et Richard Chartier. Puisque nous avons la chance d’avoir France dans la métropole, il était donc impératif pour l’équipe du site de réaliser une entrevue avec elle en prévision de cette grande performance.
Voici donc le résultat de notre échange chaleureux, en espérant vous faire découvrir ou redécouvrir l’une des artistes les plus singulières de notre vigoureuse scène montréalaise. Nous vous souhaitons une agréable lecture, rendez-vous le 24 août prochain pour le A/Visions 3!
J’aimerais tout d’abord savoir comment se sont déroulés tes premiers pas avec la musique. À quel âge as-tu commencé à baigner réellement dans cet univers de façon concrète?
Pour moi la musique a toujours été importante, je ne me suis jamais posée de question, je suis née pour en faire. J’ai suivi des cours de piano classique quand j’étais jeune et ça m’a pris des années pour réaliser que bien que j’aimais la musique classique, je n’avais aucun plaisir à la jouer. Dès l’âge de 12 ans, je trouvais ça dommage de ne pas pouvoir rencontrer de compositeurs et de prendre un café avec eux pour comprendre vraiment ce qui se passait dans leurs têtes quand ils étaient en train de créer une pièce. Je trouvais que ça ne me donnait pas le droit de l’interpréter parce que je ne pouvais pas savoir ce qui se passait réellement, ce fût mon premier gros conflit.
Vers le même âge, j’étais aussi inscrite à des cours de nage synchronisée et à ce moment il n’y avait pas d’enceintes dans les piscines. Alors, notre instructrice installait un vieux tourne-disque sur le bord de l’eau. Comme nous n’entendions pas la musique lorsque nous avions la tête sous l’eau, il fallait qu’elle tape avec un cintre en métal sur les échelles de la piscine pour nous donner le tempo afin d’être synchronisées. Ce que j’entendais était Messe pour le temps présent de Pierre Henry, mais en dessous de l’eau. Ce fût ma première incursion vers la musique électronique ambiante sans même le savoir. La composition était déformée d’une manière extraordinaire et j’aimais beaucoup le résultat.
Bien sûr, il y a eu d’autres influences. Comme je viens de Québec, j’allais voir les courses de voitures sur glace au Carnaval, non pas parce que je suis une fan de voiture, mais parce que j’appréciais le son que les véhicules faisaient dans les courbes. Je m’installais près des virages et je restais là très longtemps, j’adorais ça. Je commençais à me douter que j’étais un peu bizarre, que je n’étais pas comme les autres et que je n’aimais pas la même musique que tout le monde. Je préférais ne pas dire un mot sur ce qui se passait dans ma tête.
Pourrais-tu nous décrire brièvement ton parcours musical et tes débuts en manipulation sonore?
J’ai vraiment fait un drôle de cheminement, parce que quand j’ai abandonné le classique, je suis allée en musique populaire. Après ça, je suis tombée dans le blues complètement par hasard et puis là, je me suis mise à jouer avec des groupes et ça devenait assez sérieux. C’est évident que lorsqu’on part en tournée, c’est impossible de traîner un piano. Je me suis donc tournée vers les synthétiseurs et c’est à ce moment que j’ai commencé à programmer des sons parce que je trouvais que celui des claviers était nul. C’est là que la programmation a débuté pour moi parce que j’achetais des synthétiseurs et je les reformattait littéralement pour repartir à zéro. Ensuite, j’ai commencé à travailler avec des rackmounts que je connectais en MIDI. Avec cette formule, je pouvais faire plusieurs couches sonores, c’était génial. Peu de temps après, Emulator est sorti avec le Proteus et le Morpheus, j’ai donc évidemment sauté sur ces deux machines. Ça résume un peu mes bases en matière de programmation.
D’où provient ton amour pour le field recording? Quelles furent tes premières expérimentations?
Un peu après mes débuts, j’ai rencontré le musicien David Kristian avec qui j’ai eu le plaisir de travailler. Nous avons fait quelques projets ensemble et j’ai rapidement compris qu’il serait vraiment dans mon intérêt de créer mes propres sons à partir de ce que j’enregistre. C’est en quelque sorte ce qui est devenu ma signature. Je ne voulais pas partir d’un son de synthétiseur déjà existant et le développer ou en tant que méthode de composition. Je recherchais plutôt des sons que je pouvais métamorphoser complètement pour les rediriger vers quelque chose que j’aimais personnellement. Il m’arrive même d’aller chercher des sons que je déteste pour les transformer en quelque chose que j’apprécie, c’est un exercice que j’adore faire.
Tu seras présente au MUTEK la semaine prochaine avec ton ami de longue date Richard Chartier, pourrais-tu nous décrire comment vous avez fait connaissance?
C’était justement à MUTEK il y a une vingtaine d’années. Je suis allée à un événement du festival, ça se déroulait à l’Ex-Centris où il y avait une soirée qui présentait Richard Chartier, Taylor Deupree et Kim Cascone. C’était extraordinaire puisqu’à l’époque nous n’entendions pas ce type de musique aussi souvent qu’aujourd’hui. Je me sentais comme un enfant dans un magasin de bonbons. Je n’avais jamais vraiment entendu ce genre musical et j’ai réalisé à ce moment que tout ce que je voulais faire était de continuer d’explorer en musique l’électronique. Lorsque j’ai entendu ces artistes, je fus éblouie et mes oreilles se sont ouvertes à d’autres possibilités. J’utilisais encore mes synthés et rackmounts à cette époque, et les field recordings que je manipulais avec un Korg ES-1.
Lors de ce spectacle, je suis allée voir Richard après sa performance pour lui dire que j’avais beaucoup apprécié. Nous avons longuement discuté et nous sommes devenus amis au fil des années. C’est évident qu’il a eu une influence considérable sur moi avec son approche minimaliste. Au départ, je faisais quelque chose de plus sombre qui tournait autour du ambient/drone, mais à un certain moment j’avais l’impression de tourner en rond et je trouvais ça ennuyant. La dynamique et le défi de faire de la musique minimaliste m’ont interpellée, parce que ce n’est pas quelque chose de facile et naturel pour moi. C’est difficile puisque ça va à l’encontre de tout. Normalement, nous voulons toujours rajouter des couches tandis qu’en minimalisme, il faut plutôt en enlever. Ça nous force à nous poser une tonne de questions sur ce qui est réellement nécessaire.
Éventuellement, Richard m’a appelée en 2011 pour m’inviter à produire un album sur son label LINE et de participer à l’exposition DATA/FIELDS à Washington, dont il était commissaire. Il m’a demandé de créer une installation audio multi-pistes in-situ à l’extérieur d’une galerie. Les autres artistes que Richard avait rassemblés pour cette exposition étaient Ryoji Ikeda, Mark Fell, Andy Graydon et Caleb Coppock. Notre amitié a continué de se développer au cours des années.
L’album DUO, que vous allez reproduire au festival, est votre première collaboration musicale. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de faire un projet collaboratif?
Nous sommes amis depuis si longtemps qu’il fallait bien faire quelque chose ensemble un de ces jours, il était temps! Je crois que Richard avait commencé un projet avec une autre artiste, mais puisque cette artiste n’était finalement plus disponible, il a décidé de me relancer. L’idée lui est venue naturellement comme nous nous connaissons très bien. Nous avons immédiatement commencé à improviser pour voir où ça nous amènerait. D’ailleurs, j’aimerais remercier l’équipe de MUTEK qui est si formidable et qui nous permet de présenter ce projet!
Vous allez avoir l’occasion de travailler avec l’artiste visuel Markus Heckmann pour le spectacle. Qu’est-ce qui vous a poussés à vouloir collaborer avec lui pour votre prestation?
Je connais Markus Heckmann depuis trois ou quatre ans puisqu’il est directeur technique de Touch Designer. L’an dernier, j’ai présenté une pièce à Buenos Aires et il était présent donc nous avons pu discuter. Il accompagnait l’artiste torontois Matt Thibideau au visuel et c’était absolument extraordinaire, d’une beauté, d’une simplicité, d’une précision et d’une sensibilité hors pair. Tout était magnifique, jusqu’au choix des couleurs. Il y en avait seulement trois, du gris, du jaune et du blanc. Il n’avait pas besoin d’en faire plus. J’ai fait parvenir à Richard quelques vidéos de la performance de Markus et il m’est immédiatement revenu en disant «Yes!». Nous semblons avoir les mêmes goûts en matière d’arts visuels.
Tes albums sont souvent immersifs, conceptuels, ils proposent des voyages sonores. Est-ce que tu écoutes de la musique similaire dans la vie de tous les jours ou bien tu aimes détoner de ce que tu produis?
Ma vie est tellement chaotique! Ce que tu entends sur mes albums c’est l’état d’esprit auquel j’aspire, ce n’est pas du tout où est-ce que je suis réellement, mais pas du tout. Je n’écoute pas beaucoup de musique ambiante ou atmosphérique à part quelques artistes que j’apprécie particulièrement. Mes habitudes d’écoute penchent énormément vers le jazz, la techno, bref une multitude de choses qui ne sont pas nécessairement planantes.
Le grand sens de l’écoute que tu as développé au fil des années t’a donné pour mission de reconnecter les gens avec le son. De ralentir la vitesse de ce qui nous entoure et d’apprivoiser les sonorités. Comment en es-tu venue à cette philosophie et est-ce toujours un objectif concret pour toi en 2019?
Oui, toujours. Cette philosophie vient de mon adolescence, quand je me couchais par terre avec mes écouteurs. Je pouvais écouter de la musique pendant des heures. Quand je faisais ça, il n’y avait plus de monde extérieur, j’étais vraiment dans ma bulle. Je trouve que les gens, et notre société en général, ne se donnent plus le temps de faire cet exercice.
Pour moi, c’est important d’apprendre à visualiser les sons, je veux sensibiliser les gens à leur environnement, à ce qui les entoure. Je suis certaine qu’il y a des personnes qui sont dans leur appartement et qui n’entendent pas du tout ce qui s’y passe. Il y a de beaux bruits qui proviennent du réfrigérateur, du congélateur, etc. La plupart des gens ne les remarqueront même pas ou ils seront rapidement agressés par ceux-ci tandis que pour moi ils forment une symphonie naturelle qui n’a pas de structure, qui n’a pas de mesure ni de portée, c’est génial, c’est complètement ouvert.
Ma démarche d’artiste audio consiste à effectuer la cueillette de sons et à les transformer et les distiller jusqu’à ce qu’ils soient méconnaissables. De nombreux sons nous sont accessibles et, pourtant, notre oreille s’y habitue et en élimine leur reconnaissance. Je m’applique à transformer, à manipuler, à recycler les sons du quotidien afin de les re-médiatiser sous un nouveau regard dans des contextes “immersoniques”.
Je souhaite que dans cette optique les gens soient capables de se laisser aller avec ce que je propose et, si la musique fait ce qu’elle est censée faire, qu’ils décrochent et se reconnectent avec eux-mêmes. Ma musique devient alors secondaire, parce que c’est la personne elle-même qui vit une expérience particulière. Je pense que c’est pas mal plus thérapeutique que d’aller voir un psy.
L’an dernier, nous avons eu la visite de Lawrence English au MUTEK qui est un bon ami à toi. Et tu as eu la chance de lui rendre visite à ton tour en Australie en début d’année. Comment s’est déroulée globalement l’expérience?
Ce fut extraordinaire! C’était une première fois pour moi en Australie et la température frôlait les 45 degrés! Tout s’est très bien déroulé. J’ai joué dans un festival à Perth, Audible Edge, où ce n’était que des purs improvisateurs. Le québécois Éric Normand était là lui-aussi. J’étais la seule qui faisait de l’électronique à travers ce groupe d’improvisateurs. C’est le genre de contexte que j’affectionne particulièrement, parce que je dois présenter mon travail à des gens qui seront probablement réticents aussitôt qu’ils apercevront le laptop. Je dois donc les séduire d’une certaine manière, pas trop brusquement, mais de façon plus douce, pour éventuellement les amener dans ma tête et leur faire vivre une expérience sonore.
Après le festival, j’ai eu la chance d’être invitée chez les parents d’une organisatrice. C’était un peu plus reculé dans le pays et évidemment tous les musiciens sont débarqués avec leurs instruments pour aller jouer dans la forêt. Je ne pouvais pas me joindre à eux sans électricité, alors une musicienne m’a apporté un Monotribe avec des batteries. J’étais super contente et nous avons joué durant tout l’après-midi. Cette expérience avec des instrumentalistes fût très plaisante pour moi et je pense que ça a été amusant pour eux aussi de jouer avec quelqu’un qui fait de l’électronique. Il ne savait pas trop ce que j’allais faire et ça demandait beaucoup d’écoute. J’ai aussi rencontré des artistes aborigènes et ce fut une très belle rencontre.
Va-t-il y avoir des projets qui vont découler de ce voyage ou encore des albums?
Oui, il y aura certainement des choses qui vont en ressortir. Par exemple, lorsque je suis allée à Melbourne pour la résidence au MESS, c’était la folie totale. Ce sont les musiciens Robin Fox et Byron J. Scullin qui sont les fondateurs et administrateurs de l’endroit et j’ai pu y passer dix jours. Aussitôt qu’on entre dans le lieu, c’est l’histoire de la musique électronique qui se déroule devant nos yeux. J’ai donc eu la chance de travailler avec beaucoup d’instruments que je ne connaissais pas du tout, c’était vraiment agréable.
Chaque jour, mon but était de travailler avec un instrument que je ne connaissais pas. Mon instrument préféré était le Triadex Muse qui a été créé en 1972 et dont le but est de faire une boucle qui se ne répéterait pas pendant une période indéterminée. C’est un concept complètement fou. Quand j’aurai quelques minutes de libres, je produirai un album avec tout ce que j’ai pu tester là-bas. Évidemment, j’ai tout enregistré, le bon comme le mauvais. J’ai aussi donné un concert à Melbourne. C’est après tout ça et le festival à Perth que j’ai donné un concert organisé par Lawrence English pour sa série spéciale MONO31. C’était vraiment plaisant.
Est-ce que c’est un peu la même approche que tu utilises lorsque tu composes, de toujours avoir de nouveaux appareils, des nouveaux instruments ou bien tu es plus quelqu’un qui aime ses vieux jouets?
Je suis très minimaliste dans mon setup. J’utilise seulement deux logiciels, Ableton Live et Bitwig, et je n’ai pas vraiment de pluggin externe même s’il en existe des tonnes. Les possibilités sont quand même immenses et si je ne peux pas faire quelque chose avec ça, c’est moi qui ai un problème. Pour moi, le logiciel n’est qu’un outil. C’est-à-dire que ce n’est pas la représentation de ce que je fais. Il doit faire ce que je lui demande et non l’inverse. Je ne veux pas que mon approche soit dictée par le logiciel. À cause de cette méthode de travail, je fais des choses qu’il ne faudrait pas nécessairement faire, mais ça me donne les sons que je veux. Je ne me casse pas trop la tête, et, il y a le modulaire…
Pour conclure, est-ce que d’autres voyages t’attendent dans les prochains mois? Et pour terminer dans la thématique, y a-t-il des artistes que tu nous recommandes fortement d’aller voir au festival MUTEK cette année?
Après MUTEK, je m’en vais à Austin au Texas pour un autre festival. Je repars ensuite au mois de novembre en Autriche et aussitôt revenue, je me dirige ensuite au Brésil. Le contexte est vraiment plaisant, je dois faire une résidence en Autriche sur un compositeur qui se concluera avec ma première performance live de modulaire.
Pour les incontournables du MUTEK, il y a Rashad Becker et Ryoichi Kurokawa qui sont à voir absolument. Sinon, je dirais Akufen qui est toujours solide et si vous voulez danser, il faut voir TM404 au MTelus. Il y aura aussi Rrose qui fera un DJ set en tant que Sutekh. Je vous recommande également Gudrun Gut, Jlin, Jan Jelinek, Wajatta, Matmos, Monolake, Steve Bates & Michela Grill, Tim Hecker & Konoyo Ensemble, Ash Koosha et Octave One. Il y a une tonne de bons artistes locaux avec de très beaux programmes à l’Agora Hydro-Québec du Cœur des sciences de l’UQAM notamment. J’ai cru voir que Martin Tétreault y jouait lors d’une belle soirée d’improvisation. C’est à voir!
Merci pour ton temps!