[Entrevue] Les Martyrs de Marde
L’idée de nous entretenir avec Les Martyrs de Marde traîne dans notre tête depuis déjà un moment et avec la parution de leur éclatant album Grossière incandescence en début d’année, il était temps de remédier à la situation! À la suite du lancement complètement fou de ce nouvel album au Taverne Tour à la fin janvier, nous avons envoyé nos questions à Mathieu (chant) et Sébastien (guitare) pour en apprendre plus sur l’univers fascinant des Martyrs. Plongez à pieds joints dans ce culte noise punk des plus malsains, bonne lecture!
Ça fait déjà quelques années que vous êtes réunis pour faire des frasques sur scène, qu’elle est l’origine de votre rencontre?
Mathieu: Sébastien et moi on se connaît depuis le secondaire. On faisait déjà des «frasques» semblables à l’époque. Je faisais des jokes absurdes qui jouaient sur le sens des mots de manière inappropriée et Seb faisait peur au monde. Je portais parfois aussi des costumes.
Sébastien: On a toujours partagé un amour des musiques lourdes. Mat écrivait des poèmes surréalistes et des radio-romans niaiseux, je composais de la musique, en plus d’être en proie à des problèmes socioaffectifs toujours grandissants; ce n’était qu’une question de temps avant qu’on joigne nos forces pour créer le band le plus joyeusement fucked up et menaçant au Québec.
Vous avez réussi à créer un univers unique, quelles sont les inspirations derrière le nom des Martyrs de Marde et les noms des membres du groupe qui sont plutôt savoureux?
M: En fait tout est parti du nom! Un été, on jouait avec des amis à faire des parodies de noms de groupes grindcore. «Rectal Suffocation» ou «Putrefacunt», tu vois le genre. Les «Martyrs de Marde» était dans cette liste, mais c’était dans la lignée plus satirique et sociale du punk. Le nom nous est resté en tête car il était drôle, mais dans sa forme d’autodérision «trash», il était porteur d’un sens plus profond. Ça reflétait une partie de nous usée et fatiguée par la vie pour vrai, incapables de croire au monde ou d’y être à l’aise.
S: Nos noms de scène font grosso modo référence aux traits de personnalités de chacun dans la vie réelle, exacerbés de façon caricaturale. Mon personnage, Souffrance, l’enfant blessé, amplifie certains ressentiments que j’ai pu vivre par rapport à des épisodes moins glorieux de mon existence. Il est tiraillé entre le désir d’aider son prochain pour réparer les torts subis et l’envie de lui faire violence, par pur esprit de vengeance. Chee Huahua, l’esclave sexuel, est le double parfait de son incarnation quotidienne, jeune homme doux et discret en apparence, mais ô combien polisson et lascif en secret. Matricule C-51 est quant à lui comptable dans la vie réelle, et préfère préserver l’anonymat.
M: Oui, en tant que bodyguard de cette secte de dépravés, il garde une attitude professionnelle. Moi, je suis «votre Frère Foutre», le guide spirituel constamment en tabarnak qui se flagelle pour donner l’exemple. Puis récemment s’est joint à nous un nouvel ami, Dr. Hépatite Hourra, bijou d’humour morbide. Il témoigne bien de notre volonté tordue de célébrer nos «maux» et nos phobies, mais aussi d’en prendre soin en leur faisant une place. C’est ben thérapeutique, notre affaire.
Les membres des Martyrs étant séparés entre Montréal et Québec, comment le fait d’être physiquement éloignés influence votre processus de création et de vie “normale” d’un band?
S: L’éloignement permet au projet de respirer. Et désolé si ça sonne cocky, mais ce band est tout sauf «normal». C’est un band qui joue dans les extrêmes. Les pauses sont souhaitables pour remettre les choses en perspective. De toute façon, mes dispositions mentales m’amènent à devoir être prudent quand les choses se bousculent et s’accumulent. J’ai besoin de vivre autre chose et que cette folie ne soit pas ma seule identité.
M: La distance fait surtout qu’on travaille lentement. Ce qui se passe durant une année normale pour un band, ça en prend deux pour nous. Comme on ne peut pas se voir très souvent, on reste plutôt dans un registre minimaliste, tirant le maximum d’un minimum d’arrangements, et on compense par le côté performance qui vient chercher l’énergie du moment de façon brute. C’est devenu notre expertise.
Votre musique aborde des enjeux sociaux de manière semi-humoristique en traitant de sujets liés à la politique, la religion, etc. Est-ce qu’il est fondamental pour vous de passer un certain message au travers vos délires?
S: Ayant grandement bénéficié des services sociaux moi-même, le fait de rendre ce que j’ai reçu à la communauté me semble aller de soi. Je me sentirais plutôt ingrat de ne pas aller en ce sens. Je me considère comme un activiste communautaire, tentant de faire de mes choix quotidiens le reflet des valeurs qui m’habitent.
Ceci dit, enfoncer dans la gorge des autres une quelconque marche à suivre m’apparaît présomptueux as fuck. Je me méfie de quiconque se considère «informé», au fait d’une «solution définitive», qui réglerait tous les problèmes du monde. Les idées toutes faites et les idéologies sont pour moi très dangereuses et peuvent mener tôt ou tard à des comportements violents, voire carrément fascistes. Je préfère prêcher par l’exemple; incarner, plutôt que donner des leçons. Me battre «pour», plutôt que «contre».
M: C’est sûr que l’album commence par une citation d’Adorno («Plus la culture se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le reproduire aveuglément»), mais pour ma part, je dirais que ce ne sont pas tant des messages que des «affects», ce qu’on convoque. Le ton est volontairement plus oblique que direct, un peu comme le «Vous êtes pas écoeurés de mourir, bandes de caves?» de Claude Péloquin. Sa phrase, vous l’interprétez comme vous voulez, mais clairement vous l’associez dans votre imaginaire à une partie de vous «qui n’a plus envie de mourir comme un cave». C’est l’inconscient et le refoulé qui m’intéresse dans les paroles, que l’humour disons colérique vient débloquer. C’est la dimension mentale et spirituelle de la révolte qui me parle. Bref, on est plus dans «Le malaise dans la culture» que «Le manifeste du parti communiste».
Votre imagerie forte occupe une place importante lors de vos concerts. Est-ce qu’il a toujours été primordial pour vous d’offrir plus que la musique, mais aussi d’avoir un aspect théâtral fort lors de vos prestations?
M: Pour moi, la performance physique, la transe, le fait d’être emporté hors de soi dans l’instant du show fait partie de la musique. Ce n’est pas un caractère extramusical ou un à-côté: c’est carrément ça le but. On nous pose souvent cette question et ça me fâche un peu. J’ai envie de répondre : «Mais c’est ça, la musique!» Moi, costume ou pas, je me pitche à terre anyway. Dans quel autre contexte pourrais-je le faire, d’ailleurs?
S: C’est sûr que le fait d’avoir eu de gros problèmes de toxicomanie et de santé mentale pendant toute ma vingtaine influence la façon dont j’appréhende mon travail artistique encore aujourd’hui. Après m’être remis d’une décennie de marde et d’isolement, j’ai voulu faire quelque chose de plus physique, où mon corps intervenait dans l’espace, avec d’autres êtres humains, pour aller les toucher, les sentir, communier. C’est aussi pour moi une façon de contrecarrer la tendance que je perçois à nous réfugier collectivement dans des univers virtuels, symptôme d’une perte générale de liens, tant avec les autres qu’avec nos propres corps.
Les outils, comme les fruits, les liquides, la confrontation physique (toujours en prenant bien soin de ne pas franchir la limite de l’inacceptable), ne sont que quelques éléments d’une vaste mise en scène déployée dans le but d’amener les gens à participer, à devenir partie prenante de ce qui se passe devant eux, autour d’eux, à ne pas rester dans l’analyse froide des choses et de leur propre comportement. Iggy Pop, avec ses danses préhistoriques, sa nudité et ses attaques au beurre de peanut est probablement l’exemple historique le plus probant de cette idée de physicalité, qui repousse les limites de façon entraînante, tout en restant respectueuse.
Vous avez eu la chance de lancer Grossière incandescence au début de l’année, comment se sont déroulés les concerts et quelle a été la réaction du public face à votre nouveau matériel décapant?
M: Très bonne! Le EP contient des chansons plus accessibles et «pop» que le stock précédent, qui était plus axé sur des drones et des pièces de forme atypique. Ces deux aspects fusionnent de manière organique dans le spectacle désormais. On est à la fois dans un show rock «typique» et dans son débordement. Avec le côté «pop», on crée d’abord une relation de confiance: «Allez, prends-moi la main, tu vas voir, on s’amuse, c’est familier, tout va bien.» Puis, main dans la main, on s’enfonce dans les bois hors du sentier et on découvre que c’est plein de loups et de pièges.
S: La réponse dans certaines villes était complètement folle. Comme à Chicoute, y’avait du monde à messe, c’en était un peu déroutant. Ça participait; ça dansait, ça se collait, ça se poussait, dans la joie et le partage.
M: Seb s’est ouvert la jambe sur du verre cassé et malgré tout on en redemandait.
S: Et ce que je me rends compte, c’est que nos shows attirent beaucoup de femmes, de gens non-binaires, fait plutôt atypique pour ce genre de musique plus brutale, habituellement le fruit des garçons ténébreux qui s’habillent en noir et qui ont compris des choses tristes sur l’existence que toi non. No joke, c’est genre la moitié de la crowd, partout où on va. Je suis quand même fier de créer des ponts de même.
M: Se sentir weird et vouloir être game, c’est une valeur universelle.
Quelles sont vos influences, qu’elles soient musicales ou non? Qu’est-ce qui fait que Les Martyrs de Marde sont rendus là où ils sont aujourd’hui?
M: Comme j’ai une formation littéraire et non musicale, au départ, j’étais très intéressé de mettre en musique des auteurs de théâtre comme Artaud, Beckett, Heiner Müller ou Sarah Kane avec ce projet. Leur théâtralité parle d’un rapport entre le corps et l’esprit bloqué, de l’échec des utopies, de nos forces vitales entravées par la vie moderne. Ces auteurs-là mettent en scène des actes transgressifs pour se sortir de cette impasse, dans un délire qui est parfois dur à prendre. Cet excès me rend toujours «high», et mes goûts en matière de musique sont généralement de cet ordre. Disons que j’aime la musique qui me pousse dans mes retranchements et franchit un genre de seuil de défense naturel. Je cherche un genre de défoulement cosmique. Ça peut se faire de différentes façons: répétitions, dissonances, agression, contemplation aussi. En musique, j’aime me sentir dans une peinture de Jérôme Bosch, comme un petit bout dans un ensemble qui me dépasse.
S: Pour ma part, j’aime les musiques accessibles et rassembleuses, issues de milieux populaires, comme le hip-hop, le punk ou encore la chanson. Beaucoup de ceux qui ont influencé la direction que j’ai voulu prendre en tant qu’artiste sont des gens proches de moi, venus de ma communauté. Avec Pierre, mon animateur de terrain de jeu, on a fait brailler 500 personnes en jouant Last Kiss de Pearl Jam. C’était mon premier show et un des sommets de ma jeunesse, sans conteste. Ma mère, grande adepte de danse sociale, m’a appris à danser sur ‘Ginette’ de Beau Dommage, début d’une grande histoire d’amour entre le mouvement et moi. Au secondaire, le premier album de MAP (Mort-aux-Pourris), groupe de skacore venu de notre école, m’a montré qu’on pouvait faire de la musique le fun, stimulante et riche tout en ayant un propos engagé et responsable. Le livre «Our Band Could be Your Life», de Michael Azzerad, exposant l’éthique communautaire radicale de groupes tels que Beat Happening, Black Flag et Fugazi, a aussi laissé une marque indélébile dans mon imaginaire, tout comme la philosophie Straight Edge. Il y a beaucoup de résonance entre ces pratiques communautaires et la scène actuelle du Pantoum, notre maison à Québec.
Finalement, étant un kid des années 90, je me dois de dire que les constructions narratives d’une redoutable efficacité des pièces de Rage Against the Machine et des Backstreet Boys ont marqué au fer rouge ma façon d’approcher la composition de chansons.
Vous pouvez vous éclater dans ce projet extravagant, mais avez-vous d’autres projets moins déjantés avec lesquels vous opérez musicalement? Également, qu’est-ce qui s’en vient dans le futur pour vous deux?
M: Je geins souvent auprès de Jerry Lee Boucher (de Nüshu et Politess) pour qu’on fasse quelque chose ensemble parce qu’il est mon idéal de perfection masculine. Je procrastine aussi depuis deux ans sur un projet de «hardcore dada» avec David Dugas Dion appelé «Bravo Dada !», où les textes seraient des manuels d’utilisation de blenders, des rapports d’impôts de millionnaires qui font de l’évasion fiscale et des résultats de recherches Google avec des mots clés genre «menace pour le Canada?»
S: Mon amie Souffrance, mon groupe de rock instrumental, planche actuellement sur un 2e EP, qui devrait sortir quelque part à l’automne, si la pandémie le veut bien. Parallèlement, je travaille sur des trucs en solo avec, entre autres collaborateurs, mon amie Charlotte Brousseau. Un truc de producer, à la frontière du trip-hop, du dance et de la chanson. Je joue aussi dans l’Ensemble de Musique Improvisée de Québec (EMIQ) et dans un projet alliant stand-up comique et free-jazz affectueusement nommé Le Gala de L’ADISQ, dans lequel je fais un véritable Charles Lafortune de moi-même (plus sûr de vouloir autant d’ironie dans ma vie, mais on verra après la crise).
Sinon, j’écris présentement un essai sur la réhabilitation et la reconstruction de la personnalité par la volonté, à travers l’amitié et la communauté. J’aimerais le sortir quelque part au début de 2021. On aimerait aussi beaucoup faire une legit pièce de théâtre avec les Martyrs; on en est à regarder les options.
- Photographie par Mathieu Robillard.