[Entrevue] Elektro Pioniri – Synthwave yougoslave (1981-86)
Plongée dans le passé. Dans la Yougoslavie des années 80, une poignée de jeunes socialistes s’empare de synthétiseurs et invente le futur à coups de compositions infernales. Quarante ans plus tard, Laurent Santi et Simon Rico – Emmett Brown et Marty McFly de la musique underground – redonnent vie à ces morceaux mythiques. D’une liberté totale, ces dix-sept titres masterisés par Vincent Maurin et illustrés par Loïse Alline, font se télescoper dérapages free-jazz, hymnes de stade et minimalisme électronique dans un maelström kaléidoscopique de beats, de sax hurlants et de patterns discoïdes que n’auraient pas reniés Moroder.
Ici, on est subjugué·e par les envolées lyriques d’une chimère bicéphale mi-Kate Bush mi-Bonnie Tyler; là, des imprécations gutturales préfigurent le couplet de Chuck D sur le Kool Thing de Sonic Youth. L’ensemble dégage une atmosphère de carnaval urbain, comme une descente dans les quartiers chauds du Detroit de Robocop rhabillés par l’esthétique soviétique des eighties. On s’attendrait presque à se faire détrousser au coin de la rue par un voyou à coupe mulet. Présenté sous la forme d’une mixtape, ce grand huit psychédélique s’achève en apothéose gothique détruite par un final post-punk. Dernière précision, et non des moindres, c’est à peine si quelques mots d’anglais sont prononcés sur l’ensemble des deux faces. Dépaysement spatio-temporel garanti. Forcément, ça nous a donné envie d’en savoir plus sur le projet et de poser quelques questions à Simon Rico, journaliste, et à Laurent Santi, tête pensante (et chercheuse) du label Cœur sur toi!
-> Disponible en cassette et streaming sur la page Bandcamp de Cœur Sur toi.
Première question, sans doute la plus évidente, mais pourquoi une compilation de synthwave yougoslave?
Simon Rico : Je voulais mettre en avant cette scène new wave yougoslave, la novi val en serbo-croate, totalement méconnue et mésestimée. Alors qu’en réalité son niveau est tout simplement ahurissant. Cette mixtape j’en ai eu l’idée pendant le premier confinement. Ça a commencé par une sélection que j’avais proposée aux copains du festival bruxellois Balkan Trafik un peu par provocation, pour sortir de leur programmation trop centrée à mon goût sur les musiques traditionnelles des Balkans. Et puis j’ai proposé à Laurent d’en faire une vraie mixtape pour Cœur sur toi en me disant que ça le ferait marrer de sortir ce truc assez décalé, qui rentrait somme toute fort bien dans l’esthétique de son label.
Laurent, comment as-tu réagi face à cette proposition de Simon?
Laurent Santi : On était en train de se faire une raclette avec des amis et on avait un sacré taux d’alcool dans le sang. Quand Simon, l’œil injecté de vin et de chipolata, m’a proposé ça, j’ai bien évidemment dit oui. Après, il m’aurait proposé de sortir un best-of de remixes version gabber de Richard Clayderman, j’aurais dit oui aussi. Et ceci dit, c’est pas une mauvaise idée.
De quel matériau disposiez-vous pour réaliser cette compilation? Comment les avez-vous collectés?
SR : Je suis journaliste et ma spécialité ce sont les pays de l’ancienne Yougoslavie. Mais le reste du temps, j’adore chercher des sons planqués. Alors forcément, je me suis vite intéressé aux scènes alternatives de Bosnie-Herzégovine, Serbie, Croatie, Slovénie, Macédoine du Nord, etc. Je dois avouer qu’à mon sens, il n’existait pas de synthwave kosovare à l’époque, mais que du jazz funk kosovar, j’en ai trouvé et du très bon. Pour assembler cette sélection, je me suis donc appuyé sur ma modeste collection de vinyles, mais aussi sur les incroyables ressources disponibles sur les internets. Il y a une immense communauté ex-yougoslave très connectée et en cherchant un peu, on trouve quasiment toute la discographie des eighties. D’autant que la novi val est un jalon essentiel de la scène musicale de la région. C’est quelque chose qui a beaucoup marché et dont les gens se souviennent avec fierté. C’est moi qui ai agencé la sélection en me fiant à mon instinct. J’ai monté sur Audacity, à l’arraché, et c’était pas de la tarte… J’ai choisi des morceaux qui intègrent tous des synthés ou des boîtes à rythmes, en mettant en avant ceux qui avaient tout à la fois un côté expérimental, lo-fi et dansant – ou au moins entraînant.
Ces compositions sont assez dingues. Émanent-elles de l’underground ou du mainstream de l’époque? Y a-t-il eu des succès parmi ces morceaux?
SR : Je suis heureux de savoir que je ne suis pas le seul à considérer que ces compositions sont d’un niveau assez incroyable! La Yougoslavie était un pays non-aligné, les gens à l’époque voyageaient beaucoup et notamment en Angleterre. La classe absolue, c’était d’avoir des imports britanniques les plus récents, donc ceux des stars de la new wave. Il y avait quatre grandes scènes new wave en Yougoslavie : Belgrade, Zagreb, Ljubljana et Sarajevo. Cette musique était très grand public, toute la jeunesse urbaine en écoutait et les disques s’écoulaient pour certains à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. La sélection que j’ai faite regroupe à la fois des noms très connus: Električni Orgazam, Zana, Borghesia ou Beograd, mais aussi des artistes bien plus planqués: Belo Belo ou Grad. Pour l’anecdote, 300 000 V.K. c’est un pseudo sous lequel se cachent des musiciens de Laibach, sûrement le groupe industriel le plus connu hors de la région…
Quelles aspirations portait la synthwave à cette époque?
SR : À l’époque, la novi val c’était un peu comme la nueva ola en Espagne: c’était le son de la liberté. L’acte de naissance de la novi val, le split album Paket Aranžman, enregistré par trois groupes belgradois (Električni Orgazam, Idoli et Šarlo Akrobata – l’appellation locale de Charlot) en 1981, à peine un an après la mort du Maréchal Tito. Cette disparition du père de la Yougoslavie socialiste a laissé un vide politique et une période de desserrement s’est ouverte, dans lequel s’est vite engouffrée la jeunesse. Bon, ceci étant les jeunes rockeurs yougoslaves, c’était souvent des mômes de la classe moyenne et même supérieure, dont les parents occupaient pour certains des postes importants dans le parti. Les autorités les laissaient donc largement faire ce qu’ils voulaient, d’autant plus que ça donnait une image «moderne» de la Yougoslavie aux yeux de l’Ouest. Une scène punk s’était d’ailleurs développée dès 1978, avant même la mort de Tito.
La sélection s’arrête à 1986. Y a-t-il une raison à cela?
SR : Oui, l’idée c’était de faire un focus sur les pionniers yougoslaves des machines. C’est d’ailleurs ce que laisse entendre le titre de la mixtape. Après 1986, ce ne sont plus vraiment des pionniers, donc j’ai écarté les trucs postérieurs. Mais évidemment la synthwave a continué à se développer là-bas. Mais peut-être que dans un nouveau volume, on pourra aller plus loin. Il y a de chouettes trucs qui datent de la fin des années 1980. Mais souvent ça sonne plus pop, et je préfère le côté mélancolique de la cold wave du début de la décennie.
Y a-t-il une «touche yougoslave» qui distingue ces titres d’autres morceaux synthwave européens?
SR : Je ne suis pas sûr. Hormis la langue, qui donne une coloration forcément particulière. Mais en vrai, la novi val yougoslave se calquait beaucoup sur ce qui sortait en Angleterre et je crois qu’on peut dire qu’il y a de vraies similitudes entre les synthwaves ouvrières de Belgrade et de Manchester. Ceci étant, on peut aussi remarquer des similarités avec les Allemands de D.A.F.
En quelle langue sont chantés les titres d’«Elektro Pioniri»?
SR : Ici, les morceaux sont tous en serbo-croate, qui est la même langue, avec seulement quelques variations mineures entre Belgrade, Sarajevo et Zagreb, mais qui n’empêchent pas l’intercompréhension entre les locuteurs. Les Slovènes parlent le slovène et les Macédoniens le macédonien, mais à l’époque, le serbo-croate c’était un peu la lingua franca de Ljubljana à Skopje et même Borghesia chante ici dans cette langue.
Quelle est la nature des paroles? Plutôt festive ou au contraire engagée?
SR : Comme toujours, il y a un peu de tout dans ce qui est raconté. Mais dans les paroles, on sent que bien que le début des années 1980, ce n’est pas exactement une période de fête en Yougoslavie: le pays sombre dans une violente crise économique, c’est le retour des pénuries de certains biens de première nécessité, et, clairement, l’ambiance est plutôt aux lendemains qui déchantent.
Un mastering a été réalisé sur les titres. Étaient-ils de mauvaise qualité?
SR : Dans la sélection, il y avait pas mal de mp3 donc je me suis dit que ce serait plus beau de leur passer une couche de vernis, histoire qu’ils brillent plus. On s’est adressé à Vincent, un copain guitariste qu’on a en commun avec Laurent, et qui a un petit studio chez lui. Il a fait ça à merveille. Le job était plus compliqué sur deux titres: celui de La Card, qui n’est jamais sorti et dont la seule source est une captation d’un live sur VHS disponible sur Youtube, et celui de Demolition Group, qui n’est sorti qu’en cassette à l’époque.
L’illustration de couverture est cryptique. A-t-elle été réalisée spécifiquement pour la compilation?
LS : Oui, elle a été réalisée spécialement pour l’occasion par l’artiste Loïse Alline, rencontrée lors d’une résidence organisée par Plus Zéro. C’est une personne et une artiste merveilleuse, je vous conseille vivement de jeter un œil à ce qu’elle fait: https://loisealline.wixsite.com/website
À celui ou celle qui voudrait découvrir cette mixtape, quelles sont les conditions idéales pour l’écouter?
LS : Il me semble que l’écouter au casque, affalé sur son canapé, en écrivant des messages d’injures à Gérald Darmanin, c’est l’idéal.
SR : Alors, là, je ne sais pas trop quoi répondre. On peut écouter ça à l’apéro accompagné d’une solide rakija, le nom de l’eau-de-vie en serbo-croate. Ça brûle agréablement le fond de la gorge, de même temps que la novi val brûle agréablement le fond des tympans. Mais on peut aussi écouter ça au casque en rêvant d’architecture brutaliste, ça me semble pas mal non plus.
Question un peu bateau, mais qui peut intéresser nos lecteurs et lectrices. Avez-vous quelques morceaux que vous chérissez particulièrement sur «Elektro Pioniri»?
SR : Max i Intro, 300 000 VK et Belo Belo.
LS : Ah je ne sais pas. Je n’ai pas encore écouté la mixtape.
Vous vous voyez un destin à la David Byrne avec son label Luaka Bop? Sortir d’autres compilations de ce genre?
LS : Ah c’est sûr que ça serait ouf. Cœur sur toi a démarré en février 2020 (je pense d’ailleurs que c’est ce qui a causé la pandémie), et en juin 2021, on en sera à 30 sorties. Pour l’instant, je me rêve en Born Bad discount. Après, on verra. Ce qui est sûr, c’est que je me suis clairement pris au jeu et que j’envisage Cœur sur toi sur le long terme.
En mai je sors Lost worlds, une mixtape très étrange dont je ne parle pas encore, un objet fait vraiment pour les gros gros fans de musique. Là, je rêve d’une compil de groupes très obscurs des débuts du black metal. Faut que je me penche sur la question. Et j’aimerais aussi faire une sorte d’anthologie de la scène rock marseillaise des années 70-80, et lorgner aussi du côté de sa scène rap underground des débuts.
Merci pour votre temps!