[Entrevue] Kabbel
Quand nous avons eu vent que Gregory Hoepffner lançait un nouveau projet en début d’année, l’excitation était à son comble. Celui qui nous a marqué·e·s au fil des années avec sa participation dans Almeeva, Jean Jean, SURE. et sous une multitude d’autres pseudonymes est pratiquement incapable de décevoir par son originalité et sa fougue. Lorsque la bombe que représente Kabbel nous a explosé au visage avec End Of Norms, nous étions déjà sous le charme de cet électro-pop déjanté et fracassant. L’idée de réaliser une seconde entrevue avec le musicien devenait alors évidente puisque près de quatre ans se sont écoulés depuis notre premier entretien autour d’Almeeva. Préparez-vous pour une découverte qui ne laisse absolument pas indifférent·e et qui s’annonce extrêmement prometteuse pour la suite. Bonne lecture!
Te souviens-tu de tes premiers contacts avec l’univers musical au sens large? Est-ce qu’il y a un album que tes parents ou ta famille écoutaient à répétition, un concert qui t’a initié à un style spécifique ou encore des ami·e·s qui t’ont fait découvrir certains groupes. En gros, comment la musique a-t-elle fait son apparition dans ta vie?
Mes parents m’ont élevé avec presque uniquement de la pop anglaise et américaine. Phil Collins, Elton John, Cat Stevens et Fleetwood Mac sont vraiment la base de mon éducation musicale. Arrivé à l’adolescence, mes grandes sœurs étaient dans la vague rock alternatif post-Nirvana, et écoutaient aussi Radiohead, Massive Attack et Depeche Mode. C’est réellement avec ces groupes là que j’ai commencé à trouver mon identité musicale, et à creuser plus loin.
À quel moment as-tu pris un instrument dans tes mains pour la première fois, te rappelles-tu de l’âge que tu avais pour ce contact initial?
J’ai commencé à jouer de la batterie quand j’avais environ huit ans. J’ai eu bien de la chance d’habiter au milieu de nulle part et d’avoir des parents pas trop regardants sur le bruit (rire). Ce n’était pas du tout dans l’optique de faire de la musique sérieusement ou de monter un groupe, c’était purement une activité récréative. Pendant très longtemps, c’était plutôt les jeux vidéos le centre de ma vie. Mon intérêt pour la musique est venu petit à petit parce que j’adorais les bandes-son de ces jeux. Certains m’ont vraiment ouvert à d’autres styles musicaux, par exemple la série des Streets Of Rage, qui comportent d’incroyables morceaux house et techno. C’est un univers qui me semblait beaucoup plus cool et excitant car mes références étaient surtout de vieux trucs. Faire de la musique me paraissait hyper ringard, et ça ne me donnait vraiment pas envie. Je ne me suis jamais dit que je voulais avoir un groupe et encore moins «Wow, je suis un artiste, je vais faire quelque chose de créatif!». C’était pratiquement interdit dans ma tête.
Tu composes beaucoup de musique électronique, mais tu as aussi un parcours intimement relié au rock ou même au métal à certaines époques. Quels styles as-tu commencé à pratiquer en premier dans ton cheminement musical?
Ça a commencé avec le rock, mais ce qui m’excitait réellement était le mélange avec des sonorités électroniques. La seule chose qui m’intéressait était d’arriver à mixer les deux, et d’essayer de le faire d’une manière un peu moins “superficielle” que les exemples qu’il y avait à l’époque. Nine Inch Nails était un peu le seul modèle réussi. J’essayais de reproduire ça à la maison avec les moyens du bord, avec un ami qui était aussi timide que moi. On s’est bien retrouvé, deux fous qui avaient peur de rencontrer des gens et de monter un groupe!
Puisque nous parlons de confiance, dans la plupart de tes projets tu es à l’avant-plan en étant la personne qui se retrouve derrière le micro. À quel moment de ton évolution musicale as-tu développé cet intérêt pour le chant?
C’est venu assez vite, mais je n’étais vraiment pas bon… J’ai dû énormément travailler pour que ça devienne acceptable! Dès le premier projet que j’ai eu avec cet ami, on chantait tous les deux parce que forcément, il fallait un chanteur et c’était impensable de trouver quelqu’un d’autre. Il fallait tout faire par nous-mêmes, et c’est comme ça qu’on a appris à jouer de tous les instruments, à notre manière. En revanche, me considérer consciemment comme un frontman est beaucoup plus récent, je dirais que c’est venu avec Almeeva car je me suis retrouvé seul sur scène, et surtout avec SURE. Avant, ce n’était pas réfléchi de cette manière. Il fallait juste un chanteur, et comme je me débrouillais pas trop mal je m’en chargeais, mais je n’avais pas songé sérieusement au rôle de frontman: ce qu’il faut faire sur scène pour que les gens soient captivés, qu’ils s’amusent, qu’ils passent un bon moment. Auparavant, c’était plus une fonction à remplir qu’un rôle. Maintenant que j’ai saisi la nuance, je prends beaucoup de plaisir à le faire.
Les projets solos semblent être survenus plus tard dans ta carrière, est-ce que je me trompe? Quel rôle ont-ils joué dans le développement de ton parcours musical?
En réalité c’est plutôt l’inverse! J’ai commencé à faire de la musique en solo, et c’est le fait de la partager qui m’a permis de rencontrer d’autres gens. Faire des albums seul chez moi m’a permis de construire toute ma vie. Rencontrer d’autres musiciens, avoir une vie sociale, avoir un travail, au final tout cela est venu parce que je faisais de la musique sur mon ordinateur. C’est grâce à ça que j’ai pu jouer dans des groupes, répéter, partir en tournée, et aussi produire d’autres groupes/artistes.
Le contexte de création de ton nouveau projet Kabbel semble être intimement relié à l’évolution de ton autre alias Almeeva. Pourrais-tu expliquer la dualité qui existe entre ces deux entités?
Depuis quatre ans, il y a ce projet d’album pour Almeeva qui occupe la plus grande partie de mon travail. Pour résumer brièvement, beaucoup de choses ont mis à mal ce projet. Et à force d’échecs, je me suis moi-même perdu pendant plusieurs années. Tous les jours, j’essayais de me prouver que je pouvais faire tout et n’importe quoi. C’était une sorte de thérapie hors de contrôle, j’essayais de briser tous les tabous et d’aller le plus loin possible artistiquement. Et plus les échecs étaient intenses, plus j’avais d’ambition pour rebondir.
Kabbel est né de plusieurs interdits dans lesquels je m’étais enfermé par excès d’ambition. Je me suis rappelé une époque où au contraire, je faisais de la musique sans aucune restriction et sans compromis, simplement parce que c’était magique. J’ai eu envie de retrouver ce sentiment super fort. Et c’est passé par une sorte de «nostalgie culturelle», qui m’a fait ré-écouter certains artistes, rejouer à des jeux vidéo ou revoir des films liés à cette période. J’ai eu envie de revisiter ce plaisir là, avec le recul et mes capacités de production actuelles.
La pandémie semble avoir atténué légèrement la pression que tu te mettais avec Almeeva, mais ta relocalisation vers la Suède a certainement eu un impact dans ta création aussi?
Quand le COVID est apparu, j’habitais sur une île en Suède. C’était temporaire en attendant de trouver un appartement. Le monde s’était quasiment arrêté, et je n’avais presque plus d’activité professionnelle, donc mon quotidien était seulement de réfléchir à ma musique. Un soir où j’étais dans cette maison, je me suis amusé à essayer de retrouver ce son de rock alternatif violent qui m’avait fait rêver quand j’étais adolescent, et de le reproduire avec les machines que je possède maintenant.
C’était très plaisant, mais j’ai mis ça de côté sans y toucher pendant presque un an, car je n’avais pas encore fait le deuil de mon album impossible. Cette énergie et cette spontanéité de la musique extrême me manquaient. Et une rencontre a complètement débloqué cette idée. J’ai fait la connaissance d’un producteur suédois (Christoffer Berg) que je suivais depuis des années. On est devenu assez rapidement amis, jusqu’au moment où il m’a carrément proposé de partager son studio: une grande pièce remplie d’instruments et de machines de rêve, à l’acoustique parfaite, située dans un grand studio qui me faisait lui aussi rêver depuis pas mal d’années. Peu de temps après, j’ai pu aussi rencontrer un autre artiste que j’admire beaucoup (Mykki Blanco), et qui m’a fait écouter en avant-première ses prochaines sorties. J’ai été époustouflé par la liberté qui s’en dégageait: c’était fou et très avant-gardiste dans le mélange des genres. C’était l’exemple parfait de liberté, avec un dévouement total à la performance. Je me suis rendu compte que c’était quelque chose que j’avais aussi finalement, contrairement à la plupart des producteurs de musique électronique: je sais chanter et faire le show sur scène, alors pourquoi mettre ça de côté?
J’ai appliqué ça à la démo que j’avais faite sur l’île, et j’ai senti qu’il se passait vraiment un truc, donc j’ai plongé dans la brèche. Et en un mois, l’EP était fini.
Cette histoire nous permet de bien saisir la signification du titre de ton premier single Young Again et nous amène aussi à discuter du percutant nom de ton EP, End Of Norms. Tu profites de ce nouvel alias qu’est Kabbel pour affirmer un côté de ta personne qui est sans doute resté trop longtemps dans l’ombre. Était-ce rendu vital pour toi d’émanciper ta queerness et ta sexualité et de l’afficher en avant-plan? Comment te sens-tu quelques mois après cette décision qui est forcément libératrice?
Avec Kabbel j’ai choisi de me présenter comme un artiste queer, car je me suis rendu compte à quel point la représentation était importante pour moi, et je pense pour toutes les personnes qui appartiennent à la communauté LGBTQ+. Si j’ai mis autant d’années à faire mon coming out, et à vivre réellement, c’est en partie parce que je n’avais pas d’exemples vers lesquels me tourner pour me persuader que je n’étais pas une anomalie qu’il fallait réprimer. Aujourd’hui je n’ai pas la prétention d’être un quelconque «modèle», j’essaye simplement d’incarner une alternative, dans un univers musical qui à mes yeux n’en comporte pas beaucoup. Et si cela peut aider ne serait-ce qu’une personne à se sentir moins seul·e, j’en serais le plus heureux du monde.
C’est encore un peu tôt pour faire un bilan, mais globalement c’est assez excitant, car j’ai l’impression de recommencer ma carrière plus sincèrement. Et je crois que j’ai envie d’aller plus loin dans cette direction pour la suite.
L’un de tes morceaux résulte d’une série d’échantillonnage sonore réalisé dans des moments imprévus. Est-ce une pratique que tu fais régulièrement et quelle est l’histoire des sons derrière Lights Go Out?
Avec nos téléphones, on a un dictaphone d’assez bonne qualité dans notre poche en permanence, accessible en quelques secondes. Donc quand je me balade et que j’entends un son intéressant, je n’ai plus à hésiter pour l’enregistrer. J’écoutais la démo de Lights Go Out dans Paris, et en passant sous les arches du Louvre il y avait un saxophoniste qui improvisait. Le synchronisme avec le morceau était parfait, et je lui ai donc instantanément volé son petit moment de vie.
Écouter les chansons sur lesquelles je travaille en me baladant est crucial pour savoir si elles fonctionnent réellement. Pour moi, c’est la manière la plus objective de savoir si un morceau est fini: en marchant dans la rue, ou dans un train, dans un avion… il faut que le monde bouge autour. Et parfois, les sons du monde sont parfaitement accordés au morceau que tu écoutes. C’est tellement magique, comme si tu étais dans un film. Le saxophone est une idée que je n’aurais jamais eue si je n’étais pas passé dans cette rue, à cette heure, dans cette ville. J’adore ces petits moments fous, ça te rappelle qu’on est tous connectés d’une manière ou d’une autre, sans le savoir.
Tu parles de te balader pour écouter de la musique et c’est un peu le concept du clip de Lights Go Out où tu te retrouves souvent en extérieur. Comment s’est déroulé le tournage de la vidéo dans ces conditions pandémiques?
Sur Kabbel, tout l’aspect visuel est un processus d’expérimentation. C’est une sorte de laboratoire visuel, pour lequel je ne prévois que très peu de choses à l’avance. La seule idée que j’avais au départ sur Lights Go Out était de me voir chanter l’intro avec la bougie et le mascara coulant. Qu’on se demande «Mais qu’est-il arrivé à ce mec?». Et donc que pouvait-on voir ensuite? L’inspiration est venue de ce j’ai pu voir dans des séries, des films, parfois simplement dans la rue dans les jours suivants. C’était très spontané. Mais une fois les idées capturées, il faut quand même savoir les rendre cohérentes et leur donner un sens, il n’y a pas que du hasard. Et l’avantage d’habiter dans une ville moyenne d’Europe du Nord c’est que pendant l’hiver, il y a très peu de monde dehors! Ici les restrictions sont moins dures qu’ailleurs en Europe (le masque n’est pas obligatoire par exemple), donc c’était assez simple de laisser libre court à ces idées au jour le jour.
Ce premier EP semble débloquer sur beaucoup d’autres idées. Sur quoi travailles-tu prochainement pour la suite de Kabbel? Prévois-tu faire des spectacles lorsque ce sera possible?
Je teste régulièrement des choses pour le live, voir ce qui pourrait être intéressant pour les gens qui seront dans le public. C’est très jouissif de n’avoir qu’à chanter et bouger, donc j’ai super hâte de le faire sur scène. J’ai peut-être une première date en Suède dans quelques mois, mais je ne peux pas encore l’annoncer publiquement. Dès que c’est débloqué, je vais essayer de jouer le plus possible. Je travaille déjà sur la suite, il y aura peut-être un deuxième EP d’ici la fin de l’année.
Mis à part Kabbel, tu es aussi impliqué dans plusieurs autres formations actives dont SURE. Votre plus récent album a vu le jour à un très mauvais timing, comment as-tu vécu le fait de lancer un disque dans le néant et de ne pas pouvoir le faire vivre en spectacle ou en tournée?
C’était forcément très frustrant de ne pas pouvoir le défendre sur scène. L’album est sorti il y a un an, mais il était en réalité prêt depuis bien longtemps. On a attendu pour faire le meilleur lancement possible, et c’est finalement tombé au pire moment, pas de chance! Mais on commence déjà à re-booker des dates avec SURE, nous devrions retrouver la scène à partir de septembre si tout se passe bien. Le fait d’avoir eu du temps libre l’année dernière nous a permis de revenir sur des morceaux que nous avions écartés de l’album. En les redécouvrant on les a trouvé super chouettes, donc ils vont sortir très bientôt sur un nouvel EP.
Concluons en discutant de ton projet Kid North qui a récemment été réactualisé pour devenir Juni. Je me demandais quelle place ce groupe occupera-t-il dans ta vie musicale au cours des prochaines années?
Avec Juni, on est très très lent, c’est un rythme différent. On a mis quelques années à trouver le son qui nous excitait pour reprendre le groupe. Là on a pas mal de morceaux prêts, et on travaille sur différents clips pour les sortir. Au final, tous les groupes auxquels je participe sont des projets liés à des amitiés, et celui-là en est un bel exemple. Axel, le bassiste de Juni/Kid North est la personne avec qui j’ai commencé à faire de la musique quand j’avais quinze ans, on se connaît depuis l’école primaire. C’est presque une excuse pour rester en contact et faire des choses ensemble. Ce sont avant tout des aventures humaines. Évidemment, on a envie que ce soit génial à chaque fois, mais le processus de participer à ces groupes est aussi important que le résultat, en tout cas pour moi. C’est aussi important de passer deux semaines avec des amis pour concevoir un album, que l’album en lui-même.
Merci pour ton temps!