[Entrevue] Anatohl
Après nous avoir gâté·e·s avec la sortie du superbe EP de Djima en août dernier – un album qui résonne encore fréquemment dans nos enceintes – le label Kizi Garden revenait en force à la fin novembre avec le tout premier EP d’Anatohl. Le jeune producteur français, installé depuis quelques années dans la métropole, nous surprenait avec Oiseau-Lyre, une collection de quatre titres d’une intrigante variété qui nous a immédiatement séduit·e·s. Il était alors impératif de nous entretenir avec lui afin de démystifier son parcours très pertinent qui nous fait déjà saliver pour la suite de son projet. Bonne lecture!
Tu mentionnes que ce nouvel EP résulte de plusieurs mois d’exploration et d’introspection, cela étant probablement intimement relié à la pandémie. Qu’es-tu parvenu à trouver dans ton for intérieur qui ne se retrouvait pas dans tes précédentes créations? Y a-t-il eu des changements majeurs dans ton approche?
Déjà du temps! (rires) J’avais décidé un peu plus tôt dans l’année de me remettre à fond dans la musique, que j’avais un peu délaissé pour me concentrer sur l’événementiel. Et le confinement est vraiment arrivé comme un cheveu sur la soupe: je venais de finir d’installer mon home studio, je venais de me choper un synthé et une boîte à rythmes… Mon semestre à la fac s’est mis en pause d’un coup… Bref, je me suis retrouvé avec que ça à faire de mes journées. La notion de home studio prend tout son sens dans un confinement, j’avais souvent tendance à procrastiner. Et là parce que j’avais tout le temps du monde, je me sentais presque mal des fois de ne pas faire de musique! (rires) En fait, le temps s’était comme arrêté et j’ai pu vraiment juste me mettre des heures et trifouiller mes potards, tenter des choses, faire des brouillons. Finir des tracks donnait le sentiment d’accomplir un projet, alors que tous les autres projets de vie étaient en pause à ce moment. Le contexte a pas mal influencé ma productivité je dirais.
© Photo: Marjolaine Guillaume
L’un des premiers éléments qui frappent sur Oiseau-Lyre est l’énergie positive qui se dégage des quatre titres. Cela fait particulièrement contraste avec les temps que nous vivons actuellement. Était-ce important pour toi de procurer une certaine gaîté à ta musique et de donner à ton auditoire l’envie de danser pendant un bref instant?
C’est vrai que ces tracks sonnent particulièrement club. Je pense qu’inconsciemment, je visualisais vraiment mes morceaux pour être joués dans certains contextes, sûrement avec une grosse nostalgie des soirées et des sorties: U Gotta Do Better, je l’imaginais en warm up d’une soirée sur un rooftop par exemple (rires); Umwelt c’est clairement un gros banger de boîte, alors que Oiseau-Lyre c’est une balade nocturne plus mélancolique. J’ai toujours eu tendance à faire des projets un peu trop “intello” dans l’approche ou bien en mode “prise de tête” (mon EP Harbory en 2018 sous mon ancien alias Moyxa); là, j’avais vraiment envie d’y aller à l’instinct, transmettre une énergie et qu’on se projette tous, en sueur, sur les sols collants, devant les speakers des clubs. Mon Dieu que ça manque dans nos vies!
La pièce d’introduction de ton EP porte le nom du célèbre personnage d’Audrey Horne de la série Twin Peaks. Pourquoi avoir choisi de lui rendre hommage avec ta musique et quel genre d’influence cette série a-t-elle eue dans ta vie?
En vrai, au début du confinement en mars, on a regardé Twin Peaks avec mes colocs sur notre projo’ dans notre sous-sol et ça été une énorme claque pour nous tous: visuelle, sonore, dans l’intrigue, dans l’ambiance, c’était incroyable! C’était vraiment notre rituel chaque soir, c’était génial! Ça fait du bien de voir une série sans les codes Netflix d’aujourd’hui, avec tous ses défauts, son générique beaucoup trop long, son aspect kitsch, un peu gnangan même. J’avais forcément entendu énormément de choses sur cette série. Je connaissais déjà la BO d’Angelo Badalamenti, c’était une grosse influence de mon groupe préféré Odezenne… J’ai juste tripé sur le personnage d’Audrey Horne et je me suis dit: “tiens pourquoi pas appeler une track comme ça!” Du coup, j’ai inséré un dialogue entre Donna et Audrey pour des vocals afin de créer une ambiance un peu mystérieuse durant un break. J’aime bien insérer de temps en temps un peu de références dans ma musique, ça peut créer un lien de proximité intéressant avec le public.
© Photo: Mathilda Rubio
Comment vis-tu le fait de lancer un album dans ces conditions? Est-ce difficile de ne pas pouvoir faire résonner tes nouvelles compositions en face d’un réel dancefloor?
C’est vrai que c’est frustrant de ne pas concrétiser une release directement grâce à des dates en club. Surtout quand tu la sors avec un label comme Kizi Garden, qui organise aussi des soirées. Je me suis souvent dit: “oh mais t’imagines cette track dans un gros système de son en boîte?!” Ça aurait été génial de pouvoir faire une release party, concevoir un live set pour l’occasion… Malheureusement, là ta release se résume seulement en nombre de vues, en likes et en commentaires sur les réseaux… c’est assez frustrant, surtout que tu sais que le public est inondé de ce genre de contenus depuis le début de la pandémie. Tu as du mal à savoir si ta musique est réellement appréciée ou écoutée. La chaleur et le retour direct du public dans la vraie vie manquent cruellement, mais on croise les doigts!
Précédemment au lancement du EP, tu nous avais présenté Charivari, une nouvelle piste très énergique qui flirte habilement avec le disco. La sonorité détonne du matériel que tu proposes sur Oiseau-Lyre, est-ce que le fait de jongler entre les styles et les influences est quelque chose d’important pour toi?
Oui en effet! Charivari, je l’ai composée à la fin de l’été, de manière assez intuitive parce que je suis aussi un très grand fan de disco, de funk, de boogie… J’en écoute tout le temps et c’était vraiment un exercice de style pour moi. Je voulais simplement tenter quelque chose d’un peu différent. C’était aussi un moyen de me donner l’élan pour la sortie de l’EP ensuite. J’ai toujours eu l’habitude de faire des morceaux en mineur et là les samples trouvés m’ont obligé à composer en majeur, à utiliser un tempo plus lent.. J’avais envie de me frotter à la 707! (rires) Puis pour finir, ma meilleure pote de lycée Baka G, incroyable productrice basée à Bruxelles, a pondu un remix de malade de cette track et on a pu le release en mini EP tous les deux, on était hyper contents! Je pense que c’est vraiment important d’y aller avec ses intuitions et ses influences du moment dans la musique. Se laisser une liberté de surprendre ton audience. Tu vois même si tu fais de la deep, t’es jamais à l’abri de dégoter un super sample de disco québécoise ou un break de jazz, que t’as instantanément envie d’utiliser dans une track. Tout est matière à exploration sonore.
Tu animes depuis quelque temps ton propre podcast Studio 514 sur les ondes de la radio La Face B. Comment trouves-tu l’expérience jusqu’à présent et quel genre de future entrevois-tu pour cette nouvelle émission sur le plus long terme?
J’ai toujours eu un énorme coup de cœur pour la radio. J’avais déjà l’habitude de participer à des émissions étudiantes d’amis par le passé. J’écoute énormément de podcasts et j’ai toujours adoré l’approche journalistique dans la musique. Je connaissais déjà les gars derrière La Face B, je les ai approchés et ils m’ont proposé une résidence tous les mois. Très vite, je me suis dit que ça pouvait être une super bonne opportunité de me frotter à l’exercice radiophonique. J’avais déjà le concept de Studio 514, en référence au Studio 54, célèbre club new-yorkais disco des années 70. “514” comme l’indicateur téléphonique de Montréal (rires). Au final, le format s’y prêtait bien: j’invite un DJ ou producteur et on discute pendant dix minutes de souvenirs de club, de leurs projets, de leur rapport à la musique… puis après ils ont 50 minutes pour partager leurs pépites disco et house. J’aimerais vraiment pousser le format plus loin: parler plus longtemps avec les invités surtout. Mon podcast, c’est aussi un moyen de fédérer la scène locale, donner la parole à des nouveaux talents. Mon rêve serait de recréer le Studio 54 à Montréal le temps d’un soir!
Tu fais partie du collectif BONIMENTEURS qui s’efforce de proposer des événements musicaux avec une vision unique. Comment as-tu vécu l’arrêt forcé de vos projets, notamment la soirée MIRAGE qui était prévue en mars dernier? Comment parvenez-vous à demeurer motivé·e·s pour la suite des choses avec le collectif?
En effet, ça a vraiment été un énorme coup dur pour le collectif. Notre soirée MIRAGE était prévue le 14 mars dernier… donc pile la fin de semaine du confinement. Ça faisait des mois qu’on bossait dessus comme des fous, avec toute une scénographie immersive, des installations en LEDs qu’on avait fabriquées nous-mêmes, une mise en scène avec des acteurs de théâtre entre les DJ’s sets, des happenings… On avait l’occasion de faire une grosse soirée techno sur le thème des Mille et une Nuits dans un magnifique cabaret d’époque… Bref, ça aurait vraiment été la concrétisation de deux ans de travail pour nous, il y avait un gros bouche-à-oreille pour cette soirée. Puis ça a été annulé et impossible à reporter pour les raisons qu’on connaît. Pour la suite, ce n’est pas évident vu qu’on a aucun moyen de se projeter. Puis comme tout collectif, il faut savoir jongler avec le travail et les projets personnels de chacun. Certains ont quitté Montréal aussi… Mais une équipe ça se renouvelle, ça se professionnalise sur le long terme. En tout cas, l’envie est toujours là et les idées reviendront très vite quand on aura l’occasion de le refaire, ça c’est certain!
En conclusion, comment prévois-tu occuper les longs mois d’hiver qui nous attendent? Mettras-tu l’accent sur ta création musicale ou bien tu travailleras sur quelques projets plus spéciaux?
Je suis déjà tourné vers un nouvel EP, j’ai quelques nouvelles tracks dans mon ordi. Je vais continuer de peaufiner tout ça et j’espère sortir un nouveau projet avant l’été prochain sur un autre label. Dans l’idéal, j’aimerais aussi release quelques morceaux sur des compil’ d’ici là. Je vais clairement continuer de me focus sur la prod. À côté, je conçois une installation sonore interactive dans le cadre de ma Maîtrise de recherche/création en média expérimental à l’UQAM, basée sur le syndrome de la misophonie (la haine du son). Du coup, j’expérimente beaucoup la composition à travers une approche plus en lien avec la musique concrète, en rendant musical des bruits insupportables du quotidien. Pour faire court, je fais du son avec des bruits de bouche! (rires) J’explore aussi la programmation avec MAX, le principe des senseurs avec les Arduino, la spatialisation sonore… C’est vraiment un nouveau défi pour moi que de créer cette installation, davantage en lien avec l’art numérique. Ça me permet de faire exploser certaines barrières et réflexes de composition. Peut-être que ça influencera mes futures créations!
Merci pour ton temps!
© Photo: Mathilda Rubio