[Entrevue] BRUIT ≤
En 2018 sortait Monolith, premier EP de BRUIT ≤, un savant mélange de post-rock, d’électro et de néoclassique. En deux compositions seulement, le groupe a conquis un bon nombre d’auditeurs et d’auditrices, et imposait une vision singulière du post-rock, genre auquel il est trop facilement rattaché.
Cette année, le groupe revient avec le somptueux The Machine is burning and now everyone knows it could happen again, toujours distribué par les fantastiques Elusive Sound (Silent Whale Becomes A° Dream, Somn, etc.). Cet album, interpelle, fascine, en même temps que de nous inviter au voyage.
Pour l’occasion, je me suis entretenu avec Clément et Théophile, le noyau dur de BRUIT ≤. Nous avons parlé non seulement de l’album, mais aussi de politique, d’écologie et de post-rock, appartenance stylistique à laquelle ils n’adhèrent pas préférant se présenter comme un groupe de rock au sens large, voir de musique progressive. Bonne lecture!
Depuis Monolith, j’ai remarqué l’importance du son. Tout est dans les détails. Clément, tu m’as parlé d’une façon peu commune aujourd’hui d’enregistrer et de produire, d’une manière artisanale. Pouvez-vous nous en dire plus?
Clément: Je suis le mixeur et le producteur du EP et du premier album. Je suis le responsable du son du groupe dans les enregistrements. Produire et mixer des projets est mon métier. BRUIT ≤ est un laboratoire créatif qui me permet de faire des choses que je ne peux pas faire d’habitude. Aujourd’hui on se retrouve beaucoup face à des problématiques liées à notre société actuelle comme le streaming et la musique fast food. Des gars t’appellent pour produire un morceau qui doit être prêt une semaine plus tard. En un jour il faut produire un truc qui sonne bien. 70% des productions sont produites avec du sampling, des bandes de son qui sont sur Internet libre de droits ou tu peux entrer des paramètres comme la tonalité, le tempo, etc. Tu peux composer des albums juste à partir d’une base de recherche et d’une IA qui va comprendre le style de musique que tu es en train de faire. Elle va te proposer les samples les plus téléchargés dans ce style-là. Ce sont des outils efficaces qui permettent d’exprimer une forme de créativité. Sans être de la triche, on perd une manière de concevoir le son depuis les racines et une manière de produire les albums. Toute cette technologie n’existait pas, on devait créer une signature sonore depuis zéro avec des instruments de musique, des micros et des préamplis.
Avec BRUIT ≤ on s’est dit qu’on n’allait pas utiliser de samples et de sources sonores qui soient externes au projet. Sur cet album, tout est généré par un instrument réel, par un enregistrement réel que nous avons effectué. Ensuite, on utilise le sample, mais, de choses que nous utilisons nous-mêmes. Tout le sound design de l’album que nous aurions pu récupérer dans des banques de son ambiant avec des reverbs, etc. sont en fait des jams qu’on a faits en studio. Ensuite j’ai mixé, ce sont de vraies pistes audios que j’ai mixées. J’ai découpé dans ces pistes audios comme si je samplais un album de musique ambiante et j’ai manipulé ce son, comme je manipule un sample. C’est chronophage et moins efficace que de récupérer des samples sur Internet, mais l’idée est de créer une identité sonore unique et originale et donc difficilement reproductible. Aussi, cela répond à une symbolique de notre album qui est engagé sur des thèmes écologiques et anticapitalistes. C’est une symbolique d’un retour à un artisanat, à une création complète.
© Photo: Mathilde Cartoux
La pandémie a-t-elle eu une influence sur l’enregistrement? J’imagine qu’il a été difficile de se retrouver souvent ensemble. Comment avez-vous procédé?
Théophile: En fait, le COVID a été bénéfique pour le projet. Nous sommes travailleurs et intermittents. Le fait que tout ce monde s’est mis sur pause nous a permis de nous retrouver. Si le travail de composition a été réalisé avant, l’enregistrement s’est fait à ce moment-là. Pendant le premier confinement (qui a duré deux mois en France), Clément me faisait des attestations et on se retrouvait dans son studio à Toulouse. À cette époque il n’y avait personne en ville et nous avons pu avancer sur toutes les prises qui ne nécessitaient pas d’un grand studio. Nous avons fait les basses, les guitares, le sound design. Clément a fait tous les synthés.
Clément: Oui, nous avions 70% du squelette de l’album et nous avons composé les 30% restants. Nous avions les morceaux en maquette avec les structures. On savait que nous allions devoir enregistrer les batteries ailleurs. Nous avons commencé à réenregistrer certaines guitares, certaines basses, à aller plus loin dans des sons pour trouver le bon truc qui nous fallait dans l’album, pour nous préparer pour l’enregistrement des batteries qui a été fait à la sortie du premier confinement. Et par-dessus ces batteries, nous avons enregistré certaines choses et après tous les arrangements acoustiques classiques, etc.
Dans ce que tu dis, il y a une idée que j’ai vu dans pas mal de commentaires. On a l’impression, par rapport aux thèmes que nous abordons et par rapport à l’ambiance de l’album, qu’il s’agit d’un disque qui a été composé pendant la pandémie, et que l’on a baigné dans cette ambiance de fin du monde. Mais, pas vraiment en définitive. Si nous sommes des éponges à émotions et que c’était une période particulière, 70% de l’album a été composé avant que l’on rentre dans le premier confinement. Et cette ambiance dystopique et de remise en question de notre positionnement dans le monde en tant qu’être humain date d’avant la pandémie. La pandémie a été pour beaucoup de gens ce qui a mis le feu aux poudres et qui a fait réaliser de certaines choses qui étaient déjà là avant, que l’on avait déjà abordé dans Monolith. D’un point de vue organisationnel, la pandémie nous a permis d’avoir du temps que nous n’aurions pas pu avoir dans notre vie de tous les jours. On a pu aller au bout de nos idées et essayer toutes les méthodes d’enregistrement de guitares et de basses.
Peux-tu nous présenter le groupe. Quelle est l’origine du nom? Quel est votre parcours, venez-vous tous du même horizon musical? Comment avez-vous eu l’idée de monter un groupe ensemble?
Théophile: BRUIT ≤ était une envie avec Clément de faire un projet instrumental sans contrainte. On était dans des projets plus pop où on avait des obligations artistiques. Le line up a beaucoup changé jusqu’à trouver une esthétique propre et un son qui nous convienne. À cette période, nous n’écoutions pas spécialement du post-rock. Nous savions que c’était un genre qui avait tendance à tourner en rond. Nous ne voulions pas enregistrer d’album et démarrer un projet avec toute l’énergie et le temps que ça demande sans être sûr que ça vaille la peine. Nous avons commencé par faire deux vidéos dans un studio de répétition. Le but était de se faire plaisir et de mettre tout ce que l’on ne pouvait pas dans nos autres projets. Après, nous nous sommes dit que l’on allait jouer sur la scène toulousaine tout en faisant le constat que ce n’était pas original. On s’est posé durant six mois et nous avons réfléchi à savoir si nous devions continuer et à repenser l’esthétique que nous voulions avoir. Le line up a encore bougé (sur Monolith le batteur et le bassiste sont différents). Depuis le nouvel album, nous sommes à l’aise avec ce quatuor.
Clément: Il y a un truc intéressant. Dans le projet, il y a deux autodidactes et deux personnes qui viennent d’un parcours plus classique. L’idée de BRUIT ≤ est de confronter une vision parfois savante et académique et une vision plus instinctive et sauvage. Les deux visions s’enrichissent mutuellement. Je pense que cela s’entend dans notre musique qui est assez intellectuelle sans être complètement cérébrale, instinctive, mais pas chiante, qui est que dans l’intention. On essaie de trouver la bonne balance entre ces deux médiums d’expression.
Théophile: Je pense que quelqu’un qui n’est pas musicien peut apprécier l’album sans aller chercher la construction, la production, le mix et les autres aspects techniques. C’est basé sur l’émotion et la spontanéité.
Clément: Pour le symbole, on voulait un logo iconique. BRUIT ≤ c’est le crescendo, on ne sait pas jusqu’où va ce crescendo combien de temps il va durer, et ce logo c’est aussi la perte de la notion du temps. Le levé, la renversée c’est le crescendo et la ligne en dessous, c’est le temporel.
Du post-rock, vous gardez sa mélancolie, ses crescendos, mais sur cet album, BRUIT ≤ repousse les limites du genre avec l’incursion du néoclassique, de l’électronique voire du jazz (pour certaines parties de batterie). Quelle est l’importance du mélange des genres dans votre musique? Comment composez-vous avec une telle exigence?
Clément: Je vais essayer d’être concis. On ne mélange pas les genres. On a des éléments de vocabulaire, et on essaie de trouver le mot le plus pertinent pour raconter ce que l’on a à raconter. Et, on essaie de ne pas répéter ce qui a déjà été dit. En tout cas, on essaie de trouver notre manière de le dire. J’ai la chance d’avoir une éducation classique et une culture de la musique contemporaine néoclassique. Théo a une énorme culture du rock des années 90 et des années 2000, du post-rock et de la musique ambiante et notre batteur a une énorme culture du métal et du jazz. On essaie d’éviter le cliché qui est attendu dans notre musique. Ça, c’est notre contrainte. Après, nous utilisons les éléments de vocabulaire que nous avons à notre disposition et on essaie d’utiliser ce qu’on attend le moins. On ne se dit pas, on va mettre une batterie jazz sur Industry. On se dit qu’on voudrait que ça groove comme la musique trap sauf qu’on veut que ce soit une batterie acoustique parce que ça raconte la confrontation de la culture et de la nature donc il faut un son naturel, mais qui groove comme un beat électronique. Et je n’ai pas envie que ce soit un truc ou les impacts rythmiques soient prévisibles à la première écoute. Je veux que ce soit surprenant, que ça prenne à revers.
Difficile de croire que c’est un premier album tant il paraît mature. Tout est à sa place. L’univers du groupe est très cinématographique (un peu comme l’est la photographie à Ending Satellites) et m’évoque des images presque post-apocalyptiques. Est-ce que ce médium est une grande influence? Et si oui, avez-vous un mouvement que vous affectionnez particulièrement?
Clément: On aime la musique de film, l’expérience d’écouter de la musique dans une salle de cinéma. On fait de la musique qui sous-entend des images mentales, ou pas. Mais, si on nous pose souvent cette question, on n’est pas vraiment inspiré par le cinéma. On aime tous le cinéma dans le groupe, mais en dehors de la pratique du groupe. On n’a jamais composé jusqu’à maintenant une chanson à partir d’un film ou de l’image d’un film. Par contre, à chaque morceau, on a un scénario de film. On crée un scénario sonore sans être inspiré d’un film spécifique.
Théophile: Je pense pouvoir dire que nous sommes tous les quatre de gros geeks de musique, on écoute énormément tout ce qui se fait de nouveau, on réécoute nos classiques persos, etc. Et juste cela nous donne de nouvelles envies de choses à réaliser. On s’inspire énormément des autres groupes en fait. Sur cet album nous nous inspirons de groupe de post-rock ou de doomgaze. Par exemple, on s’inspire de Tunnel Blanket de This Will Destroy You ou du groupe australien Fourteen Nights At Sea.
Clément: On essaie de créer notre propre son. J’aime le son de Nils Frahm, l’espèce de perte temporelle et le scénario minimaliste de sa musique. Dans un morceau de l’album, il y a un passage qui peut faire penser à Steve Reich dans l’écriture. Par rapport à la musique ambiante je suis un très grand fan de Star Of The Lids ou de A Winged Victory For The Sullen. Le côté Star Of The Lids, on peut l’entendre dans Amazing Old Tree, mais c’est beaucoup plus grinçant. C’est aussi l’idée, car si c’est pour faire du Star Of The Lids ça n’a pas d’intérêt. Un morceau comme Industry est autant influencé par Zealots Of Stockholm de Childish Gambino que le scénario harmonique et mélodique de Says de Nils Frahms et l’écriture de cordes de Max Richter, dont l’album Memoryhouse est un chef-d’œuvre. Mais si on n’est pas inspiré du cinéma, enregistrer une BO de film, si un réalisateur veut bosser avec nous, ce serait un de nos plus grands rêves.
Vous semblez très politisés. Sur l’album, les deux monologues parlent d’eux même, sur les réseaux sociaux vous dites boycotter les grosses plateformes de streaming, etc. Est-ce une volonté dès le départ? Quelle importance cette dimension revêt-elle pour vous? Quel est le message que vous souhaitez faire passer?
Théophile: Pour les plateformes de streaming, c’est le bordel, car ça va de pair avec Internet, les droits de la musique en ligne, c’est hyper évolutif, il y a de nouvelles lois, il y a des pays où ça va être plus ou moins rémunéré. Faire un album, ça coûte énormément d’argent, et ça prend beaucoup d’énergie. Une plateforme qui a un monopole mondial et qui file des pièces jaunes aux artistes qui ont bossé dure sur un album, c’est insultant. Ils payent grassement leurs actionnaires, qui sont de grandes majors de l’industrie. Donc on s’est dit, si on peut faire sans, ça serait mieux. On est sur Bandcamp qui est plus indépendant. Si ce n’est pas parfait, au moins, ils prennent une commission de 15% et le reste est pour l’artiste. Ça nous sert pour tourner, ça nous sert de tour support. Ça nous aide en tant que petit groupe qui essaie de se développer. On aurait mis notre album sur Spotify, on n’aurait rien. Il y a une forme d’injustice. Daniel Ek est multimilliardaire. Il se permet d’annoncer en conférence de presse, que, pour avoir de l’argent, les groupes doivent produire des albums plus souvent.
Clément: Les plateformes sont payantes et sont là pour mettre à disposition de la musique. En France, les artistes ont une part de 49 centimes par abonnement de 10 euros. Ce n’est juste pas normal que ce soit normal. Le souci, c’est que quand on prend position, alors que ça ne devrait pas, il y a des gens, dans notre public, qui nous en veulent presque de ne pas être présents sur ces plateformes. À un moment donné, il faut remettre en question ce monopole-là. Est-ce que c’est nous les salauds parce qu’on ne veut pas mettre à disposition notre musique pour que d’autres s’engraissent sur notre dos, parce que c’est bien pour le développement du groupe? On ne peut pas accepter ça sous prétexte que c’est la normalité. Nous utilisons YouTube pour la promotion avec des vidéos live, etc. Mais on ne monétise pas. Tu ne verras jamais de pub, donc on ne gagne pas d’argent. Mais les gens ne payent pas d’abonnement. Évidemment, YouTube gagne de l’argent sur notre dos, mais ce n’est pas la même offre. Les gens ne payent pas et les actionnaires ne redonnent pas des pièces jaunes.
Théophile: Après, YouTube c’est l’exception, c’est pour le contenu visuel, ça nous sert de promotion. Nous ne voulons pas tomber dans le tout anticapitaliste et compter seulement sur le bouche-à-oreille. On essaie de trouver un compromis. On n’est pas des geeks de réseaux sociaux. On a les principaux et Bandcamp. Ça fait assez à gérer. Ce qu’on aime c’est le vinyle et le live, donc on reste focus là-dessus.
Ce qui nous influence en dehors de la musique elle-même, c’est le monde qui nous entoure. Quand tu as un sample qui parle d’écologie, c’est un sujet d’actualité. Aujourd’hui, entre les décennies de mondialisation que l’on a passées, que le fait que l’écologie dépasse les frontières, que la technologie nous rapproche de plus en plus, la surveillance de masse, on se retrouve avec des sujets que l’on peut qualifier de plus ou moins politiques. L’éducation, ou plutôt la concurrence dans l’éducation est abordée dans le sample d’Albert Jacquard. Aujourd’hui, tout se rejoint, tout est politique. Je ne pense pas que tu peux être un militant écologiste sans avoir une vision politique derrière. Après le sample sera choisi en fonction du son qu’il a, du message, est-ce que c’est quelqu’un qui a réussi à résumer une idée forte en 30 secondes. Il y a une part d’esthétique. On fait de la musique pour la plupart instrumentale, et dans cette scène-là, quand un groupe n’a pas de message c’est un peu plus dur de les identifier. À partir du moment où tu as des gens qui t’écoutent, tu as une responsabilité, tu as un message à faire passer et tu ne peux pas juste te permettre de ne rien dire. Notre album est plus dans l’observation et on s’est dit que par rapport à notre éthique, à notre échelle, on allait essayer d’être raccord. On ne montre pas du doigt. On se demandait comment mettre en pratique cette vision à notre échelle, c’est là qu’on en vient aux plateformes de streaming.
Clément: Un de nos soucis artistiques est de pouvoir proposer quelque chose qui soit ancré dans notre époque et qui soit le reflet du monde dans lequel on vit. Ça veut dire, ouvrir les yeux sur le monde qui nous entoure, se mettre en critique ou en observateur. Ça devient très rapidement une démarche politique, c’est exprimer quelque chose de contemporain. Raconter quelque chose qui a un sens et un intérêt par rapport au présent.
The Machine Is Burning And Now Everyone Knows It Could Happen Again est extrêmement cohérent, et immersif, j’ai cru comprendre que l’album est conceptuel, qu’il raconte une histoire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les thèmes abordés?
Clément: Merci. L’idée de la cohérence nous tient particulièrement à cœur. Comme nous avons beaucoup d’influences, qu’on vient d’horizons musicaux différents, l’idée est de faire cohabiter cette richesse et cette force qu’on insuffle dans le groupe tout en gardant un message cohérent et droit, aussi bien dans la musique, le son, l’image que dans ce qu’on raconte et dans notre manière de le raconter, de notre positionnement de comment et avec qui on distribue notre musique (les labels, etc.). C’est quelque chose sur lequel nous sommes intransigeants, être cohérents avec tous les moyens de communication. Par exemple, ne pas faire d’interviews, comme Godspeed, est une prise de position et c’est en quelque sorte, une prise de parole qui est cohérente avec leur message. Ils sont un exemple de cohérence entre l’esthétique, le visuel, le positionnement sur scène, le positionnement médiatique, le mix, etc.
Les samplings ont un sens symbolique par rapport à l’écologie. Cet album-là est né autour de deux axes qui sont, la théorie de l’effondrement avec des choses que l’on observe aujourd’hui: des crises sociales et écologiques qui ne font qu’évoluer dans un sens désastreux; et la perspective d’un monde nouveau avec de nouvelles idées, des organismes qui se battent pour créer de nouvelle façon de consommer, certaines actions qui vont vers le progrès. Et donc s’il y a effondrement, c’est quoi la révolution derrière? Est-ce qu’on n’aurait pas déjà vécu ça dans le passé au travers de sociétés qui se sont effondrées et qui se sont reconstruites pendant une période faste, pour retomber dans les travers qui avaient provoqué leur destruction. C’est ce que l’on a voulu illustrer sans nécessairement expliquer pourquoi. On parle de ce cercle vicieux, d’une société qui s’effondre et qui renaît de ses cendres dans une harmonie sublime, qui est symbolisée par Renaissance et qui, par orgueil, par désir de vaincre le temps, finit par retomber dans ses travers pour s’effondrer sur elle-même.
On entend souvent, dans les discours écologiques, qu’il faut sauver la planète. C’est une absurdité. La planète survivra après la fin de tout organisme. Mais nous, nous sommes dans la merde. C’est nous même qu’il faut sauver. Pendant ce temps, des milliardaires pensent à la conquête de mars et débloquent des budgets faramineux. C’est sublime, mais à côté, il y a l’Antarctique qui est en train de fondre, des gosses qui crèvent la gueule ouverte. On vit dans une explosion de la culture, de la curiosité et de l’intelligence qui sont mises à des fins inverses aux problématiques qui rongent notre société. Cette culture qui détruit tout, on en fait partie. Par exemple pour dénoncer cette problématique, on utilise l’ordinateur, les pédales d’effet, qui sont des merveilleuses choses, mais totalement inutile. On est nous-mêmes empêtrés dans cette boucle, et c’est cette boucle-là que nous voulions mettre en musique.
Théophile: Renaissance, c’était le jeu de se dire, qu’est ce qu’on ferait s’il n’y avait plus d’électricité, et quelle musique on ferait en cas d’effondrement. C’est pour cela qu’on est parti avec des éléments acoustiques. Mais on utilise ces techniques, qui nous mettent au bord du gouffre, pour parler du monde dans lequel on vit. Ça pose un problème démocratique, car si des mecs ont envie d’aller dans l’espace, on ne pourra pas les empêcher. On va même participer à ça, car ce sont des boss de grande multinationale qui font la pluie et le beau temps sur la politique, le commerce mondial. Plus on avance, plus on accélère, mais on ne on peut pas se permettre de demander l’avis du peuple, car il va vouloir freiner le progrès, et ça ne va pas être bon pour les affaires. Nous n’avons pas seulement fait un album qui parle d’écologie, mais de tous ces sujets qui sont imbriqués les uns dans les autres. Une société ne va pas s’effondrer si elle n’est pas écolo, mais si elle accumule plusieurs problématiques (écologique, justice sociale, éducation, etc.)
Pouvez-vous nous éclairer sur le monologue d’Albert Jacquard concernant sa position contre la compétition, et sur cet extrait d’If A Tree Falls, A Story Of The Earth Liberation Front? Pourquoi eux précisément? Comment s’inscrivent-ils dans l’album?
Théophile: Il n’y a que quatre morceaux, et l’organisation ne s’est faite qu’à la fin. C’est le concept de l’album qui a donné cet ordre-là. Et concernant ces samples, nous avons passé des heures à regarder des documentaires et à nous envoyer des discours jusqu’à tomber sur quelque chose en lien avec le thème.
J’étais en train de chercher sur Ivan Illich qui a beaucoup parlé d’éducation, mais à chaque fois, les discours étaient inaudibles. Ma femme qui m’a fait découvrir Albert Jacquard, et en faisant des recherches, je suis tombé sur ce discours-là. Au départ, nous ne nous sommes pas dit qu’il faut parler de l’éducation, et au final, le sample est plus sur l’idée de la concurrence. Il soulève le point que cette concurrence ne sélectionne que les personnes néfastes pour la société et les met en postes de responsabilités.
Concernant, le deuxième exemple, les gens nous disent qu’il y a un discours écologique, car le militant parle de couper des arbres. Mais le documentaire va bien plus loin que présenter des personnes qui font des manifestations pour sauver la planète. Le documentaire parle de militants écologistes radicaux, c’est-à-dire que c’est de l’action directe. Il pose la question de jusqu’où tu peux aller quand tu y vas pour la bonne cause. C’est intéressant, car ce n’est pas des gens qui ne font que des banderoles et des sit-in comme on le voit dans la jeunesse mondiale autour de Greta Thunberg, par exemple. Dans le cas qui nous intéresse, les gens qui disaient, cette usine renverse tout ce qu’elle a de plus pourri dans la rivière d’à côté, si on la brûle, elle ne le fera plus demain. Faire des manifestations, faire signer des pétitions, ça ne va servir à rien, il ne se passera rien. On en a marre de perdre du temps, car on considère que la planète est dans un état urgent. Au lieu de décider de toucher les hauts décisionnaires, on va s’en occuper. C’est le concept de l’action directe. J’empêche une usine de nuire à la nature maintenant. Ces gens impliqués ont fait beaucoup de dégâts et ont fait des peines de prison. Aujourd’hui, il y a Deep Green Resistance qui est dans le même genre. Le but ce n’était pas forcément de promouvoir ça, mais on a choisi ce sample, car on trouve que le message de ce bûcheron était très fort sur un tout petit laps de temps. Son discours résume toute la pensée de ces militants à l’époque. C’est ce qui te donne le droit d’agir, et ce qui fait que tu es radical ou pas. Selon ta position, ce que l’on va te dire dans les médias sera soit la vérité soit un mensonge. À l’époque, les services secrets ont créé la notion de terrorisme écologique. Si tu n’es pas dans le même camp, tu peux considérer que ce n’est pas forcément mal. Ça remet en question la conception d’action et de morale. Si on considère que c’est urgent, on peut se permettre de dépasser les lois; on se donne le choix de pouvoir agir moralement, même si la population en général aura une mauvaise opinion de nous. Ce qu’ils considèrent comme radical, je pense que ça ne l’est pas; et ce qu’ils considèrent comme normal, je trouve que c’est radical. Ce sample dit beaucoup de choses en très peu de mots.
Après The Fall, c’est la deuxième fois que vous avez recours à une vidéo live avec The Burning Machine pour promouvoir votre musique. En général, l’approche se veut quelque peu différente, et avec des musiciens additionnels? Pourquoi utiliser cette méthode, voulez-vous présenter une autre facette du groupe?
Théophile: Ce qu’on aime, c’est la musique live. Si c’est cool de nous enregistrer live, c’est toujours intéressant de tenter quelque chose de plus. Pour The Fall, on avait fait venir des musiciens classiques, car il y avait pas mal d’arrangements classiques sur le EP et on s’est dit que ce serait bien que ce ne soit pas juste samplé pour le live. Et pour The Machine Is Burning, c’était un peu la même démarche. Clément avait récupéré des sons d’orgue. On s’était amusé à chercher des plans avec l’orgue parce que le son est dingue, et c’est ça qui a donné The Machine Is Burning. Donc on l’a mis de côté parce qu’on ne pouvait pas avoir d’orgue sur l’album, et on l’a remplacé par des arrangements de cordes. Mais au moment de faire la vidéo, on a appris qu’il y avait une église désacralisée à Toulouse, avec un orgue, qui était géré par la mairie et des associations comme Toulouse les Orgues, donc on a trouvé qu’il y avait moyen d’y avoir accès. Clément a écrit les arrangements de cuivres. On a eu l’occasion de le faire avec un vrai orgue et ça nous donne une version complètement différente que sur l’album.
D’ailleurs la performance live de The Burning Machine est incroyable. Vous avez enregistré cette vidéo dans une église et en pleine pandémie. Pouvez-vous nous parler du processus d’enregistrement, pourquoi avoir choisi cette église en particulier?
Théophile: L’église, nous l’avons choisie pour l’orgue, un orgue Cavaillé-Coll. L’église en elle-même est magnifique et vient d’être restaurée. Pour l’enregistrement, il y avait une organisation de dingue. Il n’y avait pas de quoi faire de prise de son, donc on a fait notre propre régi son. Sur le tournage, il y avait une équipe son/vidéo/lumière, une photographe, les instruments classiques (cinq musiciens additionnels), le groupe et un régisseur. Encore une fois, la COVID nous a pas mal aidés, en termes de disponibilité la même journée. C’était le premier jour du second confinement en France. Une fois que l’on avait terminé de tout organiser, on a appris que tout allait refermer deux jours plus tard. On a eu l’autorisation la veille.
Clément: Ça a été une des journées les plus intenses de ma vie. Un tournage comme celui-ci, il y a le paramètre vidéo, le paramètre son et il y a aussi le paramètre de la première fois que l’on joue cette musique-là en live. Il y a toutes sortes de problèmes qui sont arrivés. Ce qui fait que parfois tu dois refaire douze prises. Mais pour un tel morceau, c’est physiquement et émotionnellement un marathon, et comme nous sommes nous-mêmes notre producteur, on doit tout choisir et diriger tout le truc. Un truc con, auquel nous n’avions pas pensé, par exemple, c’est que nous n’avions pas de micros pour se parler, sauf que le groupe était d’un côté et l’équipe cuivre de l’autre de l’église. C’était impossible de se parler de bout à bout. Donc nous étions en train de courir pour communiquer en permanence. Il y avait une morosité ambiante. Nous ne savions pas quand est ce que nous pourrions rejouer ensemble donc on a tout donné. J’imagine que cet élan, cette énergie désespérée transparaît dans la vidéo. La vidéo est cathartique: au moins deux membres, qui étaient dans des situations personnelles difficiles, ont littéralement vidé leur sac.
Enfin, dernière question, quel regard portes-tu sur la scène post-rock actuelle. Peux-tu nous en dire un peu plus sur la scène française qui mis à part quelques groupes (Year Of No Light, Lost In Kiev ou encore Silent Whale Becomes A° Dream) demeure assez confidentielle par ici.
Clément: On se retrouve avec cette étiquette post-rock, et le public qui vient avec, mais on se fout de l’étiquette. On considère que l’on fait de la musique progressive avec des instruments de rock, par définition et par défaut on entre dans ce genre, mais en fait ou écoute assez peu de post-rock et on espère ne pas être juste un groupe de post-rock. Si on veut parler de la scène française en général, il se passe plein de trucs, il y a plein de groupes fascinants comme Slift, The Psycho
Théophile: Je pense que si tu demandais à Year Of No Light, je ne suis pas sûr qu’ils te répondraient que c’est un groupe de post-rock. C’est une étiquette large, mais nous on essaie de mettre toutes les influences qu’on aime dans notre musique, donc il va y avoir des passages acoustiques, de l’électronique, de l’ambiant. Je pense surtout que le post-rock a remplacé le terme de rock progressif de l’époque. En fait si c’est juste un moyen technique pour le repérer. On s’intéresse plutôt à la culture rock en général. On n’est pas spécialement ancré dans la scène post-rock française. Comme tu disais, il n’y a pas beaucoup de groupes. La scène post-rock est internationale. Par exemple, on ne savait pas que Silent Whale Becomes A° Dream était un groupe français jusqu’à ce qu’Elusive Sound nous l’apprenne. On aime bien aller chercher un peu plus loin que les standards du post-rock, qui est un style hyper codifié. On aime des groupes qui vont faire du doomgaze, qui vont mélanger le post avec du shoegaze, du doom, des bands et qui, en termes d’intensité, vont essayer d’aller plus loin. Par exemple, This Will Destroy You avec Tunnel Blanket, Fourteen Nights At Seas ou A Film In Color. Il y a cette démarche de pousser les limites et d’apporter quelque chose de nouveau. Je pense que c’est important de replacer le post-rock dans l’histoire de la musique rock que de le considérer comme un sous-genre pour en faire une musique de niche avec trois ou quatre références et que les suivants se sont des mecs qui copient-collent ce qu’ils ont aimé.
Beaucoup d’albums ressortent sur les origines du post-rock comme les albums de Slint ou de Tortoise qui ne sont pas forcément à proprement parler du post rock.
Clément: C’est juste ce que tu dis, et c’est drôle que tu remettes Tortoise dans l’équation. Quand on parle des origines du post-rock, on peut parler de Talk Talk avec l’album Laughing Stock. Tout à l’heure tu posais la question si on mélangeait les genres. Je ne suis pas sûr que Tortoise ou Talk Talk se posaient la question, et au final, ce sont des groupes de référence qui ont créé ce que l’on a appelé par la suite le post-rock. Ils se retrouvaient à la croisée des genres avec des influences jazz et néoclassiques. Donc, l’étiquette ne veut rien dire, elle rassure les gens. Ce qui nous intéresse c’est faire de la musique progressive qui fasse perdre la notion du temps. On le fait avec des instruments rock, mais peut-être qu’un jour on fera un album de musique électronique qu’avec des synthétiseurs et j’espère qu’on aura encore notre identité artistique. Car en réalité tout ça, c’est des instruments, du vocabulaire.
Théophile: Quand j’écoute Godspeed, My Bloody Valentine, Jakob ou Fugazi, j’
Clément: En fait, on s’en fout de savoir si on fait du rock, on peut dire que l’on fait de la musique progressive. L’important c’est de raconter quelque chose et de le faire avec les outils que l’on a. Et on a une batterie et une guitare électrique.