[Recommandation] Senyawa – Alkisah
Certains albums excèdent le cadre de la musique. Alkisah, des papes de l’expérimentation indonésienne Senyawa, est de ceux-ci. Avant-gardiste, violent, viscéral, imprévisible, il prend aux tripes auditeurs et auditrices et les entraîne dans des contrées inexplorées. En 2021? Vous avez bien lu.
Tout commence par quelques notes égrenées, légèrement saccadées, bientôt couvertes par une voix incantatoire: le calme sera de courte durée. Quarante secondes plus tard, jaillit des limbes un synthétiseur krautrock lancé pour neuf minutes de repeat en roues libres. Sur cette trame, Rully Shabara et Wukir Suryadi, démiurges imprécateurs, créent des univers entiers, dans le fracas des percussions et la stridence des distorsions bruitistes. Ils font surgir des îles et des montagnes dans le grondement des basses, font gronder le tonnerre par la seule force de la voix, déchaînent les flots dans le grincement des cordes.
Ces sonorités uniques, on les doit aux instruments créés par Wukir Suryadi. Ce Géo Trouvetout de la musique indonésienne fabrique lui-même ses propres outils: cordes frappées, pincées, frottées, tambours, sarcleuses (!), tout devient musique entre les mains de Suryadi. On ne peut que conseiller un détour par le site de son projet The Instrument Builders Project qui propose textes, vidéos et croquis de créations les plus frappadingues cet alchimiste sonore. L’inventivité avec laquelle il en use est à couper le souffle.
Et puis il y a cette voix qui mériterait une thèse à elle seule. Puisant aussi bien dans le répertoire traditionnel indonésien que dans la musique avant-gardiste, Rully Shabara chante, tonne, hurle, feule, hulule, éructe tout au long des neuf pièces de dimensions variables qui composent l’album. La richesse de son registre est incroyable. Qu’il se démultiplie comme sur Menuju Muara ou Istana ou qu’il se fasse plus enjôleur comme sur Kabau, le vocaliste trouve un axe, une approche différente pour chaque morceau. Jamais l’expression de verbe créateur n’a autant pris son sens dans le contexte des musiques contemporaines. Shabara, c’est Hésiode déclamant sa cosmogonie sur la partition chaotique de Suryadi.
Chaque pièce est un voyage, un espace propre régi par ses règles respectives. Traversé de moments paisibles (Kabau, Fasih), Alkisah sait convoquer la fureur des éléments à coups de percussions abrasives (Menuju Muara, Kiamat) et distorsions cauchemardesques (Istana). Senyawa brasse toutes les influences, asiatiques et occidentales: krautrock, doom, folk, noise, musiques traditionnelles, haka maori, flamenco, même (Alkisah II)! L’espace d’un morceau, le duo s’aventure du côté du Maghreb épiçant d’une touche d’orientalisme sa mixture expérimentale sans que l’ensemble ne perde en cohérence. Ultime tour de force: ces compositions font se côtoyer modernisme extrême et sentiment de toute éternité. Cet album aurait pu être enregistré deux siècles avant notre ère aussi bien que dans un avenir lointain.
Cas à part dans le paysage musical expérimental, Senyawa définit son style propre qui ne ressemble à nul autre. La puissance des compositions, leur originalité et les émotions qu’elles suscitent font de cet album un authentique chef-d’œuvre aux dimensions colossales, un jalon destiné à marquer son époque, une œuvre qui marquera et influencera celles et ceux qui l’écouteront. La preuve? Elle a déjà généré trois albums de remixes émanant de tous les coins du globe. Alkisah a déjà sa place dans les dix meilleurs albums de l’année. Si ce n’est de la décennie.
→ À écouter si vous aimez : Amon Düül II, Sepultura, Sonic Youth, Stravinsky et Sunn O)))
→ Morceau favori : Menuju Muara
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Paru le 19 février 2021 sur Phantom Limb.
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